Parmi les ombres, l'eau et le vent - ft. Nuage du Tigre

La frontière. Une simple idée, même pas une existence matérielle. Et pourtant, dans quelques pas, elle ne sera plus sur les terres du vent, et cette idée la ferait presque frémir. Est-ce de la peur, ou de l’attente ? Elle ne saurait le dire. Cela fait bien longtemps qu’elle n’est pas sortie du territoire. La dernière journée où elle avait osé le faire… Il ne lui en reste qu’un souvenir trouble, et un corps abîmé. Et pourtant, elle avance. Elle franchit la ligne invisible, et, comme pour s’empêcher de retourner en arrière, se met à courir aussi vite qu’elle le peut. Ses trois pattes indemnes la portent puissamment, on remarquerait à peine la claudication, le court déséquilibre qui la saisit lorsque ses pattes arrières doivent la propulser. La droite a durant de longues semaines traînées derrière elle comme un fardeau. Mais à force d’une longue rééducation, et de nombreuses heures de nage, elle est à présent assez forte pour que Nymphe puisse la garder naturellement pliée sous son ventre et qu’elle ne gêne pas ses mouvements.

Oui, elle a bien grandi depuis ce jour sombre où elle a été laissée pour morte au pied de la cascade et ramenée au camp tel un corps inerte. Elle a bien grandi. Et il y a quelques levers de soleils de cela, elle a gagné son nouveau nom. Envolée des Nymphes. Elle le savoure encore. Il s’agit pour elle d’une fierté, de la preuve qu’elle a réussie, que le clan la considère digne d’être une guerrière, malgré tout. Seul le Clan des Etoiles, Silex d’Hématite et Rose Délicate sauront les efforts que cela lui aura couté. Mais elle ne s’est pas battue seulement pour le clan. Elle l’a surtout fait pour elle. Pour pouvoir être la personne qu’elle a toujours voulu être. Pour pouvoir être libre, face aux autres et à elle-même. C’est aussi pour cela qu’elle s’aventure dans les terres libres aujourd’hui. Pour se prouver qu’elle est passée à autre chose, qu’elle n’a plus peur.

Alors elle court pour fuir cette peur et les pensées qui pourraient revenir la hanter. Elle se concentre sur la terre martelée par ses pattes, les collines qui défilent, les arbres. Elle fini par s’arrêter, à bout de souffle. Sa gorge est enflammée, et elle s’étouffe en tentant de reprendre sa respiration. Le vent marin froid comme la mort raidit ses muscles et rend tout son corps douloureux. Mais elle se sent bien. Les battements paniqués de son cœur finissent par s’apaiser, et elle sourit. Devant elle, la mer s’étend, immense et éternelle à en donner le tournis. Il s’agit de la première fois qu’Envolée des Nymphe la voit ainsi, de près, et non depuis la hauteur des falaises. Alors elle s’imprègne du paysage, s’approche jusqu’à laisser les vagues caresser ses pattes. La mauvaise saison est là, et l’eau est si glacée qu’elle la brûle. Mais elle ne s’éloigne pas, savourant presque la sensation.

C’est alors qu’un bruit inconnu parvient à ses oreilles, la faisant malgré elle sursauter et bondir sur ses pattes. Elle s’en veut d’avoir une attitude d’enfant, mais ne se départit pas de sa position défensive pour autant. Elle a retenu sa leçon. Alors que ses yeux scannent les environs, elle ne voit pourtant personne. Mais elle a bien entendu quelque chose. A quelques longueurs de queues s’élève, comme un cauchemar sinistre sorti de l’ombre, le bateau fantôme. Est-ce que le bruit viendrait de là ? Prudente, elle se décide pourtant à s’approcher avec détermination. Elle est venue pour vaincre ses démons après tout. Elle est décidée à ne pas repartir la queue entre les pattes.

Nuage du Tigre repoussa du bout de la patte le reste de la proie qu’il grignotait pensivement. Les autres apprentis étant déjà sortis chasser ou partis s’entrainer avec leurs mentors il est seul au milieu du camp. Autour de lui l’activité des chasseurs qui passent et repassent entre les différents espaces de leur lieu de vie commun bourdonne lointainement dans ses oreilles. Il a l’esprit ailleurs, perdu dans les méandres de ses rêves et espoirs. Le jeune matou secoue brusquement la tête afin de chasser ses pensées intrusives et termine complètement son repas.

D’un air fatigué, il baille et s’étire de tout son long. Avaler goulûment un mulot entier en début de journée n’était peut-être pas une bonne idée étant donné ce qu’il comptait faire de ses heures libres mais il était trop tard. Au moins cela lui donnerait de la force pour l’emploi du temps qu’il s’était prévu. Il n’avait aucun entrainement de prévu, sa mentor lui avait laissé le champ libre, occupée en patrouille avec d’autres chasseurs aguerris. Elle lui avait donc suggéré d’aller se dégourdir les pattes et d’explorer, dans la limite de ce qui était accepté, les recoins du territoire qu’il n’avait pas encore eu le temps de voir. Cela pouvait sembler surprenant comme proposition venant d’un mentor, mais il n’avait pas n’importe qui comme éducatrice.

Sa nouvelle mentor était surprenant, ouverte d’esprit, il était heureux que du tragique accident qui avait emporté son ancien mentor ressorte un peu de bon avec cette relation exceptionnellement bonne qu’il était en train de développer avec elle. Secouant les oreilles, Nuage du Tigre s’élança vers la sortie du camp et l’inconnu. L’heure n’était plus à songer au passé, il devait se tourner vers le futur. Et le futur du jour était l’aventure imprévisible qu’il s’était prévu aux confins du territoire. Un endroit en particulier a retenu son attention. Par les récits des anciens et de ses camarades de clan il a toujours été intrigué par cette épave abandonnée dans les terres libres, pas si loin que ça de son propre territoire. Il a décidé qu’aujourd’hui il irait la voir de ses propres yeux.

La truffe au vent, les pattes survolant presque l’herbe, il traverse son territoire gaiement, savourant les douces odeurs de la nature. Nuage du Tigre n’a pas encore beaucoup eut l’occasion de passer du temps en solitaire, couvé par son ancien mentor puis occupé à reprendre son entrainement. L’idée de sortir sans accompagnateur ne le terrifie pas spécialement mais il sait que cela comporte des risques et tient à rester aux aguets afin de s’éviter des tracas inutiles. En repensant au triste accident il frémit légèrement. Son frisson s’accentue quand la forme si reconnaissable du bateau fantôme apparait lentement dans son champ de vision. Il ne savait pas à quoi s’attendre avant de venir ici mais en tout cas il ne s’attendait pas à ça. Il n’aurait jamais imaginé que c’était aussi… énorme.

Un léger mouvement dans le coin de son oeil distrait son attention. Il est vrai qu’il n’est pas particulièrement arrivé discrètement sur les lieux. Avec son souffle haletant et son pas bruyant, on ne peut pas dire qu’il est fait preuve de délicatesse. Tâchant de prendre le maximum de prestance possible, le jeune chat s’approche du bateau avec méfiance. Avec le vent qui agite les arbres, l’ancienneté du pavillon qui oscille doucement et les mille petits animaux qui doivent se réfugier dans les environs il n’est pas certain de ce qu’il a cru percevoir. Mais mieux vaut prendre trop de précautions que pas assez, d’une voix qu’il veut assurée Nuage du Tigre miaule donc, en espérant ne pas recevoir de réponse :

- Qui est là ?

Le regard de la guerrière calico a balayé les environs. Elle se tient sur la plage, et recherche parmi la forêt d’arbre éparses qui mène ici ce qui a attiré son attention, sans rien remarquer. Plus haut, les falaises venteuses surplombent le tout, mais elle est certaine que le bruit ne venait pas de là. Elle s’est donc dirigée droit vers l’ombre de la carcasse de bois, comme étrangement attirée. Au fond, peut-être était-elle seulement curieuse également, peut-être avait-elle oublié le bruit. Le vent murmurait parfois des choses donc les chats n’avaient pas le secret, et elle ne se serait pas formalisée de ne pas trouver la source du bruissement.  

Mais alors qu’elle s’approchait d’un pas déterminé, décrivant un arc de cercle sur la plage, elle surprit finalement quelque chose du coin de l’œil. Un éclat de roux sur la plage près du bateau, à peine sorti des arbres encore. Peut-être s’y trouvait-il encore lorsqu’elle avait entendu le bruit, ce qui serait la raison pour laquelle elle ne l’avait pas vu entre les troncs bruns. Mais dans la blancheur hivernale de la plage, le félin au pelage éclatant détonne. D’un bond instinctif, Envolée des Nymphes a franchi la distance qui la séparait du navire échoué, se plaquant contre la coque froide et humide, perpendiculairement à la direction dans laquelle l’inconnu arrive. S’avançant jusqu’au bord de sa cachette, elle l’observe, sans réussir à deviner de quel clan il peut venir. Elle sait seulement qu’il a l’air jeune, un apprenti sans doute. Elle ne se révèle pas pour autant. Elle a appris sa leçon, et l’âge inférieur d’un potentiel adversaire ne saura lui faire baisser sa garde.

Sa méfiance se radoucit cependant un peu alors qu’elle l’observe se grandir pour s’avancer lui-même prudemment. L’a-t-il entendu ? Ou vue ? Ou peut-être a-t-il simplement peur du bateau fantôme. Celui-ci peuple les histoires les plus terrifiantes que l’on raconte sur la vallée après tout, son nom en est la preuve. C’est la voix qui s’élève dans la froideur de l’hiver qui fini par la faire de redresser lentement, quittant sa position défensive, le corps plaqué au sol et les muscles bandés. Elle hésite encore un instant, peu sûre de l’attitude à avoir. Elle préfèrerait ne pas avoir affaire à un inconnu, mais le territoire du vent est loin de la plage, elle sera de toute manière obligée de sortir de sa cachette à un moment ou un autre, ce qu’elle décide donc de faire. Il lui semble plus sage de se dévoiler avant de dire quoi que ce soit. Elle s’efforce de ne sembler ni timide ou peureuse, ni défensive ou menaçante. Simplement attentive, les yeux ne lâchant pas le jeune félin alors qu’elle sort lentement de derrière la carcasse de bois.

« Salut. Je suis Envolée des Nymphes, une guerrière du clan du vent. »

Un bonjour lui aurait semblé trop formel, après tout ils semblent sensiblement du même âge. Bien qu’elle ait depuis quelques lunes l’âge d’être guerrière, le temps supplémentaire qu’elle a passer en tant qu’apprentie la fait se sentir encore proche d’eux. Elle a également senti grâce à un coup de vent opportun que le jeune chat vient manifestement de la Rivière. Les deux clans ayant été alliés durant la guerre dont la vallée porte encore les cicatrices, elle s’est permise de se relaxer quelque peu. Elle reste méfiante, mais pour être honnête, le jeune chat lui a semblé aussi peu sûr de lui qu’elle l’était quelques instants auparavant.

« Pardon si je t’ai fait peur. Je ne m’attendais pas à croiser quiconque par ici en cette saison pour être honnête. J’ai également été surprise. »

Elle s’est arrêtée à une distance de quelques longueurs de queue de lui, cherchant à deviner sa prochaine action, prête à parer toutes les éventualités. Mais de toutes, elle préfèrerait de loin qu’ils se contentent d’avoir une discussion cordiale et en restent là. Après une hésitation, elle se décide à lancer elle même la discussion, espérant désamorcer ainsi toute échauffourée.

« Que viens-tu faire par ici ? Tu as du temps libre dans ton apprentissage et en profite pour explorer ? Ou est-ce une mission étrange donnée par ton mentor ? »

Elle sourit, se rappelant de ses propres sorties pleines d’aventures aux côtés de Nuage de Verveine. Malheureusement, il ne sera sans doute plus jamais question pour elle de réussir à attraper des oiseaux en plein décollage…

Nuage du Tigre sursaute brièvement quand une ombre s’écarte brusquement des ténèbres du bateau échoué afin de former la forme d’un chat inconnu. Il aurait presque cru voir un fantôme apparaitre du néant. Un peu secoué car, sans savoir à quoi s’attendre, une part de son imaginaire inconscient avait probablement craint que les rumeurs sur le pavillon marin hanté soient vraies. Il n’avait guère envie de se retrouver à batailler avec des spectres, lui qui peinait déjà à se montrer à la hauteur d’une altercation avec un guerrier.

« Salut. Je suis Envolée des Nymphes, une guerrière du clan du vent. »

Frissonnant encore de sa brève terreur il inclina respectueusement la tête dans un geste vif qu’il espérait poli. Il n’avait encore que peu eut l’occasion de rencontrer des chats d’autres clans, éventuellement lors d’une patrouille ou deux aux abords de son territoire mais guère davantage. Reconnaître simplement l’odeur des individus extérieurs à sa tribu se révélait donc très compliqué pour lui. Il était bien content qu’elle se soit présentée, il n’aurait pas aimé se retrouver face à un adversaire hostile sans en avoir la moindre idée et récolter une rouste monumentale.

La chatte qui lui faisait face avait une jolie couleur calico et était plus grande que lui, il estima qu’elle devait être guerrière depuis peu et, d’une certaine manière, cela le rassura. Il craignait bien plus de tomber sur un vétéran ayant eu à combattre son clan par le passé que de tomber museau à museau avec un jeune félin vierge de toute bataille, ou presque. Pas vraiment mal à l’aise mais pas en confiance non plus il se dandina maladroitement afin de trouver une position neutre et confortable face à Envolée des Nymphes.

« Pardon si je t’ai fait peur. Je ne m’attendais pas à croiser quiconque par ici en cette saison pour être honnête. J’ai également été surprise. »

Nuage du Tigre la regarda finir de s’approcher, impressionné par la grâce qu’elle dégageait, lui qui avait constamment l’air d’un lourdaud, ou en tout cas c’est le sentiment qu’il ressentait. Une fois complètement sortie de l’ombre il pu pleinement observer la guerrière du Vent et constata avec stupeur qu’elle n’avait… que trois pattes. Gêné, il dirigea son regard vers un autre endroit, il espérait que son trouble n’avait pas été vu. Qu’avait-il bien pu lui arriver ? Comment un félin aussi jeune pouvait-il avoir une blessure aussi grave ? Avait-elle été blessé dans un combat ou par un accident ?

« Que viens-tu faire par ici ? Tu as du temps libre dans ton apprentissage et en profite pour explorer ? Ou est-ce une mission étrange donnée par ton mentor ? »

Il décida de faire fi de ce qu’il venait de voir, cela ne le concernait en aucun point et la chatte calico restait une inconnue, hors de question de l’énerver par des interrogations impudiques. Il esquissa un sourire amical, chassant ses pensées pleines de curiosité et se reconcentra sur les paroles de son interlocutrice. Il imagina sa nouvelle mentor lui confier pour mission de venir jusqu’ici et cela l’amusa. Le lieu était en réalité intrigant, il aurait y revenir avec Légende Guerrière.

- Désolé, je n'étais pas très discret non plus, je ne voulais pas te surprendre. Miaula-t-il. Je m'appelle Nuage du Tigre ! J'étais venu voir si les rumeurs sur ce lieu étaient vraies, avoua l'apprenti tigré.

A présent posément assise droit en face de lui, elle posait son œil vert encore valide sur l’apprenti, le scrutant sans curiosité ni animosité, simplement pour ce qu’il était à cet instant, apprenti aux gestes parfois gauches des chats en pleine croissance, mais aux muscles apparaissant, témoignage d’un apprentissage débutant. Il lui dévoila bientôt son nom, validant bel et bien ses observations. Il portait bien sa particule, son pelage roux portant en effet des rayures aux nuances plus foncées qu’elle n’avait pas remarqué de suite faute de soleil. La suite de ses paroles font se dresser ses oreilles. Il était donc bien venu à la recherche d’une aventure. Elle sourit.

« Vous avez donc aussi vos propres rumeurs sur ce lieu, à la Rivière. »

Après tout, le bateau étant en contrebas des falaises venteuses et juste à côté des terres du Clan de la Rivière, il était naturel que ces clans soient ceux qui s’y intéressent le plus et nourrissent le plus de spéculations à son sujet.

« Chez nous certains disent parfois que les esprits qui le hantent sont ceux de guerriers de la forêt noire venu y errer pour l’éternité… les plus pragmatiques pensent plutôt à des rats. »

Et elle, que croyait-elle ? Pas grand-chose, pour le moment. Elle n’avait jamais rien vu ni entendu d’elle-même après tout.

« Un ancien m’a même raconté un jour qu’il avait entendu que ces constructions étaient faites par les bipèdes pour aller sur l’eau. Ça pour le coup, j’ai du mal à le croire, tu imagines ce truc flotter toi ? »

L'idée même de quelque chose d'aussi gigantesque sur les flots lui semble absurde. Elle laisse un rire s’échapper avant de reprendre son sérieux. Après tout, la prudence restait de mise et se battait pour s’imposer dans un coin de sa tête. Elle avait simplement lancé la conversation pour éviter que cette rencontre non voulue ne dérape au départ. Mais… Nuage du Tigre lui semble sympathique, et les sirènes d’alarme qui avaient hurlées dans son âme lorsqu’elle s’était retrouvée nez à nez avec Nuage Libre ne se manifestent pas cette fois ci. Peut-elle vraiment se fier à son instinct ? Pourra-t-elle se reposer sur ses griffes et ses crocs en cas de besoin ? Elle est devenue guerrière après de longues heures d’entraînement avec ses trois pattes et son œil en moins, mais pourra-t-elle être efficace dans un réel combat ? Même si elle aimerait avoir la même confiance en elle que tous les autres guerriers fraichement promus, elle ne peut s’empêcher de se poser ces questions.

Et peut-être que, pour y répondre, il faut simplement qu’elle se lance. Qu’elle fasse de nouvelles rencontres, apprécie les bonnes, et affronte les mauvaises. Alors, après un instant d’hésitations, elle reprend son air avenant qui ne l’a jamais vraiment quittée, elle aura peut-être simplement semblé un peu absente un instant.

« Alors, qu’est ce qu’on raconte sur cette carcasse de bois de votre côté, à la Rivière ? »

Elle se détourne du félin pour poser son regard sur l’objet de leur conversation. Le vent fait grincer la structure lugubre, tandis que les vagues se fracassent contre sa coque. Elle se demande bien ce qui s’y trouve vraiment à l’intérieur. Peut-être simplement du bois pourri par le temps, ou alors d’étrange secrets. La curiosité, une sensation qu’elle n’avait pas éprouvée depuis bien longtemps l’éprend. Elle ne s’y aventurera pas seule. Mais peut-être qu’à deux… Elle se retourne vers Nuage du Tigre, se demandant s’il va se diriger vers le bateau fantôme, ou rebrousser chemin.

« Vous avez donc aussi vos propres rumeurs sur ce lieu, à la Rivière. »

Nuage du Tigre hocha la tête à la remarque de son interlocutrice. Le nid massif continuait de grincer comme en écho de la remarque de la guerrière. Il sentit à nouveau un léger frisson le parcourir, le lieu semblait presque à l’écoute des événements qui se déroulaient en son sein et ses environs. Cette idée d’être observé par une construction bipède dont il ne connaissait rien lui glaça le sang. Mais il se reprit encore une fois, tout cela n’était que le fruit de son imagination débordante.

« Chez nous certains disent parfois que les esprits qui le hantent sont ceux de guerriers de la forêt noire venu y errer pour l’éternité… les plus pragmatiques pensent plutôt à des rats. »

Le jeune apprenti se tétanisa un court instant à cette mention. Il n’avait jamais pensé à ça ! Voilà qui allait pouvoir continuer d’alimenter ses insomnies à propos de cet endroit obscur. Il se força à se concentrer sur l’hypothèse des rats. Oui cela sonnait très juste, très rassurant. Mieux valait garder cette explication en mémoire. Bien que l’idée de tomber sur un de ces rongeurs agressifs ne lui donnait pas forcément envie pour autant.

« Un ancien m’a même raconté un jour qu’il avait entendu que ces constructions étaient faites par les bipèdes pour aller sur l’eau. Ça pour le coup, j’ai du mal à le croire, tu imagines ce truc flotter toi ? »

Nuage du Tigre observa l’immense ensemble de bois qui les entourait, pensif. Il s’était toujours imaginé qu’il s’agissait d’une sorte de construction de bipèdes vouée à l’habitat. Mais cette chose serait censée flotter ? Il avait du mal à se figurer comment ces imbéciles de deux-pattes auraient pu mettre au point un ensemble aussi complexe. Le tout lui paraissait tellement lourd. Il songea aux efforts qu’il devait fournir pour se maintenir la tête hors du courant et secoua les oreilles, non il n’était guère probable que ce nid puisse se déplacer.

« Alors, qu’est ce qu’on raconte sur cette carcasse de bois de votre côté, à la Rivière ? »

Le jeune chat prit le temps de réfléchir à sa réponse, il ne voulait pas avoir l’air d’un trouillard envers la guerrière adverse. Hors de question qu’elle perçoive le moindre filet de peur dans sa voix. Il se rengorgea discrètement, tachant de reprendre la pause assurée qu’il avait appliqué au moment de leur rencontre. C’était le moment de faire bonne impression. Très peu pour lui que les chats du Clan de la Rivière se retrouvent catégorisés de crédules peureux.

- Un peu de tout et de rien. Les anciens aimaient bien raconter des histoires pour nous faire peur quand nous étions chatons, maintenant j’ai grandis. Miaula-t-il en relevant fièrement le museau. J’ai toujours pensé qu’il s’agissait simplement d’un nid de bipèdes abandonné.

Bon ce n’était pas complètement vrai mais oui cela faisait partie des idées qu’il avait sur le sujet. Nuage du Tigre espéra qu’elle n’allait pas lui proposer d’aller y faire un tour, sa fierté risquerait d’en prendre un coup quand elle s’apercevrait qu’il n’était pas rassuré du tout.

La féline calico s’était à présent bel et bien départie de toute méfiance apparente, écoutant posément la réponse de l’apprenti tout en fixant l’objet de leur conversation. Un simple nid de bipède… Cela lui semblait également peut-être l’hypothèse la plus semblable, mais que faisait-il dans cette petite crique balayée par les vents ? Et puis, Nymphe n’avait jamais vu de ses propres yeux de réelles habitations de bipède, mais elle pouvait néanmoins être certaine que la carcasse de bois ne ressemblait en rien aux habitations temporaires estivales des bipèdes qui envahissaient parfois les côtes de Valeemar durant les beaux jours. Elle ne s’était jamais approchée bien près de cet endroit, l’ayant seulement vu de loin, mais même d’un point de vue inaccessible la vision de tous ces petits bipèdes courant sur le sable l’avait terrifiée. Elle frissonna, bien contente que le vent froid qui soufflait à présent dans la vallée leur épargne ce problème.

« Est-ce que… tu veux qu’on aille vérifier par nous-même ? »

Elle réalisa au moment même où elle posait la question que cela était peu probable. Si elle était dans sa situation, face à une guerrière plus âgée inconnue qui lui proposait de l’accompagner dans les entrailles d’une étrange construction qui nourrissait les rumeurs les plus glaçantes, elle aurait sans nul doute refusé. Cela passe encore qu’elle soit du Clan du Vent et lui de la Rivière, les deux clans ayant été tout récemment liés par une alliance, il ne devrait rien avoir à craindre d’elle, et elle ne sait pas si elle semble très menaçante, avec ses trois pattes valides et son œil aveugle. A cette pensée, elle espère presque qu’il va rebrousser chemin, lui donnant la confirmation qu’elle ressemble encore à une guerrière digne de ce nom. Mais après tout, elle n’est pas du genre à sauter aux conclusions, et attend simplement qu’il la suive ou non alors qu’elle se dirige vers le bateau. Même si elle doit y aller seule, elle tient à présent à y jeter un œil. Après tout, si elle veut vaincre ses peurs, quoi de mieux qu’un peu d’aventure pour se prouver à elle-même qu’elle est capable de courage ? Et puis en toute honnêteté, tout comme le chat tigré, elle est plutôt du genre à croire que ce qu’elle ne voit, et si les histoires de fantômes peuvent faire battre son cœur elle ne s’attend pas pour autant à en croiser dans la construction.

Elle tourne légèrement autour de la structure en s’approchant, jusqu’à trouver un trou béant dans son ventre de bois. L’obscurité l’attend au-devant, plus loin dans les entrailles du monstre, la faisant frissonner, mais également ressentir autre chose… Une pointe d’adrénaline fait se dresser son pelage sur son dos. Le vent fait grincer le bois autour d’elle, comme pour l’inviter à entrer enfin. Elle se retourne, regardant derrière son épaule si Nuage du Tigre l’a suivie, s’il est resté à la regarder, ou s’il a fait demi-tour pour rentrer dans ses propres terres.

« Est-ce que… tu veux qu’on aille vérifier par nous-même ? »

Nuage du Tigre maudit sa curiosité en entendant la proposition de la jeune guerrière. Elle a dit exactement ce qu’il ne souhaitait pas entendre. Non il n’a pas du tout envie d’aller vérifier. Mais impossible de lui dire, il refuse de passer pour un froussard, il préfère encore avoir l’estomac dans les pattes et braver les interdits en pénétrant dans la structure menaçante. Peut-être pourrait-il lui faire la remarque qu’elle n’est pas vraiment adaptée physiquement pour ce genre d’aventures mais qui est-il pour se permettre ce genre d’assomptions. Si cela se trouve elle est plus agile et plus forte que lui. Probablement d’ailleurs, après tout lui n’est encore qu’un simple apprenti. Il se mordille la langue en cherchant une réponse adéquate au plus vite.

Mais elle ne l’attend, il la voit se mettre doucement en mouvement pour observer le bâtiment des bipèdes, à la quête d’un endroit où se faufiler pour pénétrer à l’intérieur complètement. La brise agite toujours l’énorme carcasse abandonnée, lui donnant un air étrangement animé et ne réconfortant pas davantage le jeune chat dans sa décision de venir jusqu’ici. Il aurait mieux fait de se contenter d’une partie de chasse sur son territoire au lieu de jouer aux aventuriers. Il lâche un profond soupir tandis qu’elle s’éloigne toujours plus de lui. Bon, tant pis pour lui, cela lui servira de leçon. D’un air peu déterminé il lui emboîte le pas et la rejoint pile au moment où elle se tourne vers lui. Il freine aussitôt et se retrouver à une queue de renard de la jeune chatte, un peu gêné d’avoir glissé sur le sable. Il ne pensait pas qu’elle allait s’arrêter.

« Et bien, qu’est-ce qu’on attend ? » Marmonne-t-il avec un faux entrain afin de leur éviter un blanc gênant.

Elle sourit en surprenant sa silhouette toute proche du coin de l'œil. Elle devrait rester sur ses gardes, mais elle n'en a plus vraiment envie. Le jeune chat qui est  à présent à ses côtés ne lui semble en rien dangereux, du moins pas plus que les mystères qui se cachent potentiellement dans le ventre du monstre de bois. Et l'apprenti de la Rivière ne semble pour tout dire pas des plus serein face à eux. Elle ne fait néanmoins aucune remarque, elle se doute bien que si il l'a suivie malgré sa peur, c'est qu'il a une bonne dose de fierté à sauvegarder. Ce n'est pas son cas à elle, et elle n'a pas de scrupules à y aller à son rythme pour laisser les peurs irrationnelles qui agitent parfois son cœur s'apaiser avant de finalement s'avancer dans l'obscurité.

Le monde qui l'accueille est fait de bruits est d'odeurs. Les craquements du bois, les sifflements du vent au dehors. Des odeurs humides et salées, d'algues et de bois pourris. Elle fronce son museau, écarquillant l'œil pour laisser la faible luminosité du lieu transpercer sa pupille. Ils se trouvent dans un espace ovale, totalement fait de bois, autour d'eux et sous leurs pattes. Plus loin, des plateformes semblent mener à d'autres niveaux plus à l'intérieur du bateau. L'eau ne dérange normalement pas tant que ça Nymphe, mais là, elle aimerait tout de même pouvoir arrêter de patauger dans cette eau de mer sale qui semble s'être retrouvée piégée au fond de la carcasse. Elle se hâte donc de grimper vers un niveau un peu plus haut.

« Oh ! »

Elle ne peut retenir une exclamation de surprise face au spectacle qui l'accueille. Ici, le bois est presque sec, et presque intégralement couvert non pas d'algues comme en bas mais de pleins de coquillages incrustés !

« Viens voir ça Nuage du Tigre ! »

Elle l'appelle, ses yeux se posant déjà sur des coquillages bien conservés portant encore de jolies couleurs. Peut-être qu'elle pourrait en rapporter un à Dryade ? Celle-ci aime tant l'eau, elle serait sûrement contente de la surprise ! Envolée des Nymphes se retourne vers Nuage du Tigre lorsqu'il la rejoint.

« Attention à là ou tu poses les pattes, c'est pleins de débris ici. Mais c'est aussi très joli ! »

C'était vrai, outre les coquillage, le sol était jonché de toutes sortes de choses, certaines naturelles et d'autres sûrement d'origine bipèdes. Nymphe préférait donc se méfier de toutes les formes et matières inconnues qu'elle pouvait voir sur le sol, et surveilla attentivement l'avancée de Nuage du Tigre. Elle l'avait appelé pour lui montrer la fresque de coquillages qui s'étalait sur les parois de bois, mais se rendit d'un seul coup compte que cela n'était peut-être pas nécessaire.

« Oh, vous devez peut-être en avoir beaucoup sur vos terres, de tels objets venus de la mer ? C'est la première fois que je viens sur la plage, alors je ne sais pas comment c'est par chez vous... Les génies doivent récupérer pleins de choses étonnantes non ? »

Elle se demande bien comment ils font pour se dépêtrer de toutes les immondices rejetées par les bipèdes, notamment à la belle saison. Elle n'était encore qu'un chaton lors de la Marée Noire, mais frissonne en se souvenant du mal dont Petite Dryade avait failli succomber. Oui, la plupart des félins de la vallée devaient sûrement leur vie aux génies. Il n'était cependant pas la peine de parler de cela au rouquin qui n'était certainement pas encore de ce monde lors de l'évènement. Elle préfère se tourner vers le futur que ressasser le passé.

« Et toi, est-ce que tu compte les rejoindre plus tard ? Ou tu préfères te réserver à la pêche et au combat ? »

Elle est curieuse de comment ce genre de choses se décident dans les autres clans.