L'appel du vide [Mid]

Jouer avec le feu. Braver le danger et danser en se jouant de lui. Approcher le soleil, assez pour sentir sa chaleur devenir puissante, dangereuse, se brûler les ailes.

Nuage des Nymphes ne pensait à rien de tout cela. Elle n’était pourtant pas inconsciente, ou du moins croyait qu’elle ne l’était pas. Elle ne devrait pas l’être. Elle passe son temps à observer. Observer les autres, s’observer elle-même parmi les autres. S’adapter, éviter la houle, ne pas se brûler les ailes. C’est un jeu auquel elle est plutôt douée, savoir à quel moment sourire et à quel moment être ferme pour que les choses se déroulent comme elle le souhaite.

Ainsi, elle a observé de nombreux échanges et de nombreuses relations. Elle pense savoir comment tourne le monde, croit en saisir les nuances. Aussi n’est-elle pas restée totalement hermétique au changement qui s’est opéré durant la dernière lune. Elle a surpris les chuchotements inquiets des jeunes guerriers, les regards sombres et déterminés des vétérans, les conseils qui sont parfois tenus le soir, plus fréquents que d’ordinaire. La nuit, les reines regroupent leur progéniture et les recomptent avant de les entraîner à l’abris des ronces. Les guerriers jettent un œil sur les apprentis, vérifiant qu’aucun ne manque à l’appel. Oui, quelque chose de sombre rôde parmi eux, rampe dans l’obscurité, comme un non-dit, une menace murmurée au creux de l’oreille qui pèse.

L’apprentie tricolore a conscience de cette menace, peut-être plus qu’un autre apprenti moins observateur et sensible à ces changements qui s’opèrent les uns après les autres. Mais elle a dû mal à l’appréhender, à l’analyser, à la comprendre. Les relations entre les clans ne sont plus aussi bonnes qu’auparavant. D’accord. Et après ? La guerre ? C’est quelque chose de bien flou pour elle qui n’a rien connu d’autre que l’entente cordiale des clans après leur arrivée sur Valeemar, renforcée par la crise de la Marée Noire. Elle ne peut imaginer autre chose que de ridicules rixes de frontières entre les clans aujourd’hui. Des réactions impulsives, poussées par la faim ou la peur devant un groupe adverse menaçant.

De plus, Nuage des Nymphes n’a jamais connu autres chats que ses camarades du clan du vent. Aussi n’a-t-elle que très peu conscience du lien qui les unit tous, avec ou contre leur gré. Les amitiés ou les rivalités au sein du clan existent, bien entendu. Des querelles éclatent parfois, et des histoires d’amour éclosent. Mais au fond, ils sont tous liés de la même manière les uns aux autres par ce lien d’appartenance profonde, cette hiérarchie, cette démocratie dont ils sont tous les participants actifs, cette chasse commune qui les nourrissent, cette conscience que lorsqu’ils seront vieux ou malades, ils ne seront pas seuls, car il y aura le clan. Il y aura toujours le clan, et ainsi un guerrier du vent ne sera jamais en danger en compagnie d’un autre guerrier du vent, peut importe ce qui les rapproche ou les oppose. Et c’est aussi tout cela qui creuse une fracture directe & profonde entre un chat du vent et un chat d’un autre clan. Rien de tout cela ne jouera dans leur relation, au contraire, cette relation sera probablement dictée en premier lieu par cette différence de clan. Peut-être l’apprentie l’avait-elle oublié ce matin-là, du haut de ses 9 lunes.

La caresse du soleil l’avait éveillée. Elle était douce et tentatrice. Elle l’appelait, lui murmurait qu’aujourd’hui était un jour d’exploration, de découvertes, de surprises. Nuage des Nymphes l’avait cru. Ce rayon de soleil qui s’était posé sur elle avait effacé la fatigue d’une courte nuit. Silex d’Hématite ne serait sûrement pas levé avant le midi, ce qui lui laissait donc une matinée de libre. Nuage des Nymphes avait déjà exploré certaines parties des terres libres, mais il y avait un endroit ou elle n’était jamais allée, et elle en ressentait chaque jour un appel plus fort que le précédent.

Le clan du Vent s’était éloigné des étoiles en choisissant un mode de commandement dérivant du code du guerrier. Nuage des Nymphes ne souhaiterait abandonner la démocratie pour rien au monde, elle se battrait pour protéger ce système s’il était un jour mis en péril. Mais comme d’autres membres conservant une foi farouche au creux de son cœur, elle ne peut s’empêcher de regretter la proximité aux étoiles que le clan du vent a perdu. Peut-être était-ce pour cela que les cristaux de lune s’imposèrent à son esprit ce matin-là. Peut-être était-ce pour cela qu’elle traversa le territoire du vent sans se poser de questions, simplement heureuse d’être existante ici et à cet instant, de pouvoir savourer le soleil sur sa peau et de sentir la terre sous ses pattes.

Les cinq rocs se dressèrent bientôt devant elle. Ces pierres, Nuage des Nymphes ne les avait jamais vu autrement que sous la lumière de la journée, majestueuses et imposantes. Elle sait qu’elles le sont d’autant plus nimbées par la lumière diffuse de la lune, entourées d’une assemblée de chats, les meneurs trônant fièrement au-dessus. Un jour, elle fera partie de cette assemblée, elle aussi portera ses yeux jusqu’au cinq silhouettes, elle acclamera des noms inconnus, et des centaines d’autres chats acclameront le sien lorsqu’elle sera présentée à la face du monde. L’apprentie n’a jamais été intéressée par les ambitions ou les acclamations, mais l’idée de faire partie de ce tout lui réchauffe le cœur. C’est ainsi qu’elle imagine au fond les clans, c’est ici qu’elle imagine résider leur essence. C’est avec cette image en tête qu’elle franchit la frontière avec les terres de l’Ombre.

Le chemin aux cristaux. Connu de chacun, il suffit de longer la rivière depuis les cinq rocs pour arriver après une courte escalade à la cascade. Mais cela signifie aussi une traversée du territoire de l’ombre sur toute sa largeur, et pour la plus grande partie de ce trajet, le paysage qui s’étend près de l’eau est bel est bien celui d’un territoire marécageux, et la lumière du soleil laisse peu à peu place à l’ombre froide portée par les grands pins. Peu habituée à ce terrain irrégulier, la femelle tricolore progresse lentement.

On dit que le cerveau est capable de ressentir lorsque quelqu’un nous observe, même si l’on ne le sait pas. C’est cette sensation qui lui saisit soudainement la gorge, la certitude qu’à cet instant même, des yeux l’épie. Mais voilà, Nuage des Nymphes ne croit que ce qu’elle voit. Alors elle souffle, se reprend, rattachant sa rationalité autour d’elle, s’en forgeant une armure, et continue son chemin.

Elle sursaute, se fige dans son mouvement, une patte levée, prête à continuer sa marche. Une fautive prise sur le coup, avant qu’elle ne se retourne, laissant entrevoir dans ce mouvement précipité son hésitation qui revient au galop, sa jeunesse et sa naïveté. Elle reste confuse un moment : d’où vient la voix ? Ses yeux, un instant restés perplexes face à ce bruit soudain, se plissent à présent pour chercher l’intrus qui l’observe, car elle sait qu’il est là quelque part, elle n’a pas rêvé ni cette voix qui s’est élevée de l’ombre ni cette sensation de malaise sur sa nuque, elle le sait à présent.

Le soulagement qui l’étreint lorsqu’il sort de l’ombre est perceptible, trop peut-être. Ses muscles tendus retrouvent un relâchement relatif, son pelage retombe en place, ses griffes, sorties sur le coup du stress, sont de suite rentrées. Ses yeux retrouvent un éclat naturel, elle cesse de jeter des coups d’œil à droite et à gauche comme une proie prise au piège. Il est jeune et fin, un apprenti, sûrement plus jeune qu’elle. Il doit se sentir apeuré de se retrouver ainsi seul devant une inconnue, elle s’apprête à lui faire un sourire amical, à s’excuser, à s’expliquer. Mais elle ne le fera pas.

Quelque chose cloche. Les paroles posées, la voix assurée de l’apparition. Cette façon de se mouvoir, lente et discrète, comme un glissement sur le sol, un serpent qui s’approche sans lâcher l’objet de son attention des yeux. Il tourne autour d’elle. Chasseur. Proie. La voilà à nouveau réduite à ce rôle, et ses yeux reprennent un éclat froid et attentif, bien qu’elle tente de son mieux de cacher l’agitation intérieure qui l’étreint à nouveau.

Elle l’observe s’asseoir. Elle restera debout, au cas où. Elle ne se sent pas particulièrement apeurée, pas encore. Elle n’est simplement plus totalement sûre de quel côté se trouvent les forces. Et puis, elle se souvient des paroles de Silex d’Hématite. L’Ombre, les espions. Une discrétion légendaire dont il faut se méfier. Elle se retient de justesse de jeter de nouveaux coups d’œil autour d’elle. Sont-ils vraiment seuls à cet instant, elle et lui ? Ou d’autres paires de yeux les observent-ils dans les ténèbres, à l’abri des grands pins, depuis la brume des marécages ?

Elle se demande un instant ce que ferait son mentor dans cette situation, avant de se rabrouer. Stupide. Silex d’Hématite ne se serait pas mis dans une telle situation en premier lieu. Nuage des Nymphes tente de réfléchir à présent. Analyser la situation, et la tourner à son avantage. Après tout, elle ne connaît rien de cet apprenti. Elle peut tenter de l’amadouer, tout en restant prudente. Elle se racle la gorge, afin de s’assurer que sa voix sera égale et calme.

« Salutations. Je me rends aux cristaux de lune… Je suis bien sur le bon chemin ? »

Elle plante ses yeux dans les iris froids du chat sombre, soutenant son regard d’un air innocent, et appuyant cela d’un petit sourire désolé, comme pour s’excuser de sa présence en ces lieux. A présent qu’il sait ou elle va, il pourra être assuré qu’elle ne veut aucun mal à l’Ombre. Soit il la laisse tranquille, soit il la surveille tout en l’emmenant là ou elle veut aller… Elle espère néanmoins que c’est bel et bien ainsi que tourneront les choses.

« Les cristaux de lune ? Vraiment ? »

Le ton et le regard dubitatif de l'apprenti sombre lui font couler une sueur froide dans le dos, mais elle s'efforce du mieux qu'elle peut de donner le change, de cacher son trouble derrière le petit sourire qu'elle a plaqué sur son visage, celui qui lui donne un air un peu perdu et désolé, qu'elle compte bien mettre à profit pour se tirer de ce mauvais pas. Elle n'est pas vraiment habituée à jouer la comédie à ce point, mais le temps passé à observer les autres pour répondre au mieux à leurs attentes lui sera aujourd'hui utile. Seulement voilà, elle n'a à cet instant aucune idée de ce que veux réellement le chat de l'ombre, son... adversaire ? Elle n'aime pas cela, mais c'est bien ainsi que lui semble la considérer elle pour le moment. Si il ne semble pas prêt à lui sauter à la gorge, il est certain qu'il la jauge, avec ses questions. Ceci dit, elle peut difficilement lui en vouloir, il fait seulement son devoir après tout.

Tout cela la fait hésiter un instant avant de répondre à sa question suivante, hésitation qui, elle l'espère, ne a trahira pas. Elle ne veut pas mentir, et se sent en droit de rejoindre les cristaux de lune, après tout les clans de la Lune et de l'Ombre y ont un accès exclusif par tout temps, elle a bien aussi le droit de vouloir être proche des ancêtres elle aussi. Mais elle pourrait se mettre dans une situation délicate en déclinant son identité réelle, celle d'une apprentie guerrière. Et si il voulait vérifier ses intentions, il pourrait l'emmener dans le Clan de l'Ombre pour faire face à Étoile de Jais... Les rumeurs sur la cruauté des ombreux, bien qu'il ne s'agisse que de rumeurs, lui donnent assez envie d'éviter cette situation. Et puis l'odeur également... Elle ne tient pas vraiment à rentrer dans son propre clan en empestant l'ombre à plein nez. Elle s'excuse alors mentalement auprès de sa camarade en décidant d'emprunter son identité, juste pour un instant... Si jamais cela devait lui retomber dessus un jour, elle sera honnête et expliquera tout. Mais juste pour aujourd'hui...

« Nuage de la Montagne, je suis l'apprentie de Rosé Délicate. Enchantée. »

Détourner le regard trahit le mensonge, aussi prend elle garde à expirer le plus calmement et naturellement du monde, et à ne pas ciller après avoir prononcé ces mots. Elle est pourtant bel et bien sur ses gardes à présent, d'autant plus après le mot employé par le chat noir. "Guerre". Est-ce donc ainsi que les ombreux voient les choses ? Fait-elle une erreur énorme en pénétrant sur leurs terres aujpurd'hui, une erreur qui pourrait avoir des conséquences diplomatiques désastreuses ? Cette pensée lui fait manquer de perdre ses moyens tant une panique insidieuse s'insinue en elle en réalisant cela. Peut-être est-il temps de faire demi-tour, de battre en retraite tant qu'il n'est pas trop tard.

« Écoute euh... Je, je ne connais pas ton nom ? Enfin, tu n'es pas oblig de me le dire, ce n'est pas grave. Il me semble que ma venue en ces lieux n'est pas la bienvenue, et je ne veux pas te causer de soucis. Ma raison pour aller visiter les cristaux pourra attendre, je reviendrais, plus tard, quand tout sera euh... plus calme, d'accord ? Tu peux me raccompagner si tu veux me surveiller, je vais retourner dans les terres du vent. »

Elle s'apprête à lui tourner le dos après un dernier regard hésitant, se demandant s'il va la suivre ou la laisser partir, ou s'il allait peut-être finalement lui indiquer le chemin vers les cristaux ?

A peine a t-elle prononcé sa décision de revenir en arrière qu'elle en ressent la nécessité impérieuse, un instinct profond qui provient du tréfond de ses entrailles et lui intime de rentrer chez elle, à l'abris des buissons familiers et du terrain de la lande qu'elle connaît comme sa poche. Mais le piège se referme derrière elle, et Nuage des Nymphes tente de faire taire cette pure sensation qui crie en elle. Elle a toujours préféré se fier à sa raison qu'à ses impulsions profondes. Aujourd'hui encore, elle se contient, et se persuade pour l'instant que ce n'est pas un piège qui se referme sur elle. Elle répond avec un petit sourire timide mais amical à l'apprenti sombre.

« Enchantée, Nuage Libre. Merci beaucoup de m'accompagner, et je suis désolée pour le dérangement, je dois te prendre du temps sur ton entraînement. »

Elle le suit un peu en retrait tandis qu’il trottine le long de la pinède. Se placer ainsi derrière lui permet de lui offrir moins de vue sur son visage, et ses expressions fugaces qui pourraient trahir le mensonge. Car son cœur de moins en moins tranquille ne lui facilite pas la tâche pour maintenir le masque de l’apprentie guérisseuse légitime en ces lieux. Les battements de son cœur s’accélèrent au fur et à mesure que les traces des terres du vent s’effacent derrière eux pour ne laisser place qu’à l’inconnu et sombre territoire ombreux. Elle tente de reprendre contenance au mieux et effacer son mouvement de recul alors qu’il ralentit pour se placer à sa hauteur. Prise au dépourvu par sa remarque, elle continue à avancer un instant encore, silencieuse. Elle n’est pas assez naïve pour penser que rien ne se cache derrière ces paroles. Elle répond en posant consciencieusement chaque mot, consciente qu’il s’agit d’une bombe à retardement.

« Je n’avais pas dans l’idée d’affronter qui que ce soit, je pensais que le chemin était libre d’accès. C’est un choix de mot quelque peu déplacé, non ? Je ne te considère pas comme un rival. »

Elle cesse d’éviter son regard à présent. Il lui semble que lui aussi joue à un jeu, et elle n’est pas très sûre duquel, mais peut-être est-il temps qu’elle tente de le deviner. Elle le dévisage franchement, lui posant la question implicitement.

Mais toi, tu me considère comme une rivale ici et maintenant, n’est-ce pas ?

Elle a fait une erreur en s'aventurant ici. Cette conclusion s'impose à elle, évidente devant la première réponse de l'apprenti gris. Cette réalisation de sa propre naïveté lui cloue le bec un instant, et elle ploie sous son poids, ne pouvant soutenir le regard et gardant les yeux baissés sur ses pattes pendant un instant, ce qui révèlerait aisément son imposture à celui qui saurait bien regarder. Mais cela ne dure pas bien longtemps, le temps qu'il finisse de parler et déjà elle se reprend. Elle n'a pas d'autre choix, elle ne joue ici plus pour éviter une simple rixe clanique. Elle doit retourner d'où elle vient saine et sauve. Aussi elle feint ne pas sentir son échine se dresser au ton glacé de l'ombreux, mais au contraire rigole innocemment à ses paroles. Elle aurait aimé être une meilleure actrice, mais cela devra faire l'affaire.

Elle veut s’accrocher à l’espoir qu’elle se fait des idées, et que Nuage Libre fait simplement la conversation. Peut-être est-il réellement intéressé par le rôle des guérisseurs. Après tout, les autres clans n’ont pas la particularité du vent des herboristes, qui permet aux venteux d’avoir une plus grande proximité avec les tâches de la guérison que les autres clans. Peut-être que les guérisseurs leurs paraissent être des chats un peu à part, mystiques. Alors elle reste dans son rôle du mieux qu’elle peut, l’innocente apprentie guérisseuse qui s’est avancée ici avec tous les droits. Elle regrette à cet instant de s’être beaucoup plus concentrée sur la chasse et le combat que sur les plantes, que les apprentis venteux ont pourtant quelques occasions d’apprendre à connaître. Si seulement elle avait profité de cet enseignement, si elle avait passée plus de temps avec Nuage de la Montagne… Peut-être aurait-elle mieux su se fondre dans sa peau. Non, ce n’est pas cela. Si seulement elle n’avait pas été prétentieuse et n’avait pas voulu aller visiter les ancêtres… Elle se perd presque dans les méandres tortueux de ses regrets. Mais voilà soudainement que Nuage Libre s’arrête, fixant cette petite fleur jaune, qu’elle n’a jamais le moindre souvenir d’avoir déjà vue. Elle creuse pourtant activement sa mémoire un instant, mais rien ne lui vient.

« Oh ! Euh… Oui bien sûr tu as raison, puisque tu me le proposes je vais lui en ramener. »

Elle se stoppe, réalisant que son hésitation semble sûrement plus que suspicieuse. Elle sourit amicalement et tente de rattraper le tout en découpant délicatement les tiges de la plante comme elle imagine les guérisseurs le faire.

« Je suis devenue apprentie guérisseuse récemment, c’est pour ça que je n’étais plus sûre. » Fait-elle avec un rire gêné.

Elle sent le piège se refermer autour d’elle, sent que tout bascule. Elle entend presque la forêt retenir son souffle. Elle n’a pas l’âge de venir de commencer son entraînement, bien sûr il pourrait y avoir une raison derrière, une histoire… Mais quelque chose crie en elle que le chat sombre n’en attendra pas d’avantage. Elle n’est plus Nuage des Nymphes, apprentie du vent. Son instinct hurle en elle qu’elle est devenue une proie, et comme une proie elle ne peut que fixer son bourreau, ses yeux s’en écarquillant presque, en attente de ses prochaines paroles, son prochain mouvement. De son côté, ses oreilles bourdonnent, le sang bat à ses tempes à en perdre la tête. Elle tente de reprendre contenance, reprend le chemin rapidement, trop rapidement. La cascade est toute proche à présent, le chemin s’élève au-dessus de la rivière, et des roches qui la longent en contrebas. De l’autre côté, les terres de la lune. Peut-être qu’elle pourrait… C’est la seule échappatoire qu’elle entrevoit avant l’impasse de la grotte. Ses yeux scrutent, son corps se tend presque vers ce territoire, et le vide qui les en séparent.

Elle a un instant encore l’illusion que tout va bien, que Nuage Libre ne compte rien faire. Il s’est tu et n’a plus rien dit après qu’elle ait pris les fleurs. Si sa conscience n’est toujours pas tranquille, elle arrive peu à peu à calmer les battements éperdus de son cœur. Le sang qui vrombissait contre ses tempes un instant auparavant s’est peu à peu retiré comme il était arrivé. Elle garde la tête haute et le pas rapide, tente de s’éclaircir les idées. Le chat noir la suit pas à pas, mais il n’a pas sorti les griffes. Il est manifestement plus jeune qu’elle, et bien plus petit également. Après tout, elle ne peut pas craindre grand-chose. Oui, elle veut y croire, qu’elle va simplement pouvoir repartir comme elle est arrivée. Alors lorsque l’ombreux sombre se rapproche tellement d’elle que leurs fourrures se touchent, et bien que ce geste la surprenne et l’oppresse, elle s’empêche de s’écarter pour ne rien dévoiler des pensées qu’il lui inspire.

Enfin, la grotte est là, à quelques longueurs de queues, juste derrière la cascade qui tombe avec fracas dans la rivière au bas de la falaise qui se forme sur le côté du chemin. Nuage des Nymphes est un instant soulagé de la proposition de Nuage Libre, bien qu’elle reste sur ses gardes elle commence à réellement croire qu’elle s’est faite des idées un instant plus tôt quand au ton menaçant de l’apprenti. Mais elle n’a pas le temps de faire quelques pas que les prochaines paroles de Nuage Libre, s’élevant de derrière elle, font replonger son cœur jusqu’au fond de ses entrailles.

Il savait. Depuis le début peut-être. Qu’a-t-il eu le temps de manigancer, tandis qu’il l’entraînait de plus en plus loin de chez elle, tandis qu’il la coinçait ici, sur ce petit bout de terre sans échappatoire ? Elle le regarde bien droit à présent qu’ils sont face à face, ses yeux plissés, s’autorisant pour la première fois à l’évaluer comme un adversaire. Mais elle qui cherchait à masquer toute peur, à se grandir, à lui faire face avec force et détermination, la voilà déjà prise de court alors qu’il se dresse, toutes griffes et crocs dehors, des feulements se mêlant très vite à ses paroles accusatrices. Il avance et elle ne peut que reculer, jusqu’à se qu’elle se l’interdise. Car derrière, il y a le vide, et il est hors de question qu’elle se retrouve sans marge de manœuvre. Si elle ne croit pas, n’espère pas qu’il ait dans l’idée de la pousser, elle ne veut pas risquer de tomber dans un éventuel combat qu’elle croit encore pouvoir éviter.

Alors elle se dresse à son tour contre lui, ne reculant plus alors qu’il avance, et les voilà bientôt poitrails contre poitrails, regards contre regards. Elle fait de son mieux pour que le sien ne flanche pas, pour qu’il ne se fasse ni peureux ni arrogant. Si Nuage Libre veut tenter de lui faire peur, elle refusera de céder à son bon plaisir.

« Je n’ai jamais eu aucune de ces intentions. Je venais seulement accéder à la grotte, je n’y suis jamais allée. Vous, les ombreux, y avez accès à tous moments. C’est votre devoir de laisser l’accès libre aux autres clans également. Je n’aurai pas dû me faire passer pour celle que je ne suis pas, tu as raison. Écarte-toi à présent. »

Mais derrière elle, elle sent une de ses pattes instables sur le sol de pierre glisser un peu, et le sol laisse la place au vide sous son coussinet. Elle réalise avec horreur que la faille est bien plus proche qu’elle ne le pensait.

« Recule ! »

Sa voix résonne avec le même ton dur et égal qu’auparavant, mais l’urgence perce aussi dans celle-ci. S’il ne recule pas à présent, elle devra user de la force… Elle sort ses griffes, prête à très vite réagir s’il tente quoi que ce soit, mais espérant toujours que la raison prenne le pas sur la violence dans l’esprit du chat plus sombre.

Spoiler:

“Tell me, would you kill to prove you're right?”

Elle avait anticipé le combat, le corps à corps au cours duquel il lui faudrait manœuvrer pour les éloigner tous deux du vide, puisque l’adversaire sombre ne semble pas se rendre compte du danger. Elle avait anticipé les coups, se préparait déjà à les recevoir et à les encaisser afin de pouvoir l’entraîner plus loin. Elle s’était donné une trajectoire, s’était remémoré l’entraînement de Silex d’Hématite, avait prévu sa roulade qui lui permettrait aisément à la fois d’écarter son ennemi du vide, et de prendre le dessus sur lui une fois qu’il aurait attaqué. Mais elle n’avait pas anticipé la poussée violente, sans la moindre tentative de planter ses griffes dans son pelage, sans autre chose dans le regard que la volonté de la faire reculer, et de la voir basculer. De la voir chuter. De la voir mourir. Elle réalise trop tard sa propre erreur, et la lâcheté, la cruauté de celui qui lui fait face, alors qu’elle ne trouve rien d’autre que de la froideur et de la satisfaction dans son regard tandis qu’elle bascule, sans l’avoir même effleuré.

Elle peut remercier ses bons réflexes, elle s’est précipitée contre la paroi, ses griffes déjà sorties raclant désespérément la pierre froide et humide dans l’espoir d’y trouver une prise. Elle n’entend même pas l’ombreux continuer son monologue, trop occupée à suffoquer pour tenter d’appeler quiconque qui pourrait encore l’entendre, de comprendre encore. IL se dresse au-dessus d’elle, si proche qu’elle pourrait presque l’atteindre si elle pouvait tendre une patte… Mais c’est lui qui se penche sur elle, posant ses pattes sur les siennes, ses griffes se plantant fermement dans sa chair comme pour la retenir, et elle croit une dernière fois dans un élan d’espoir fou que tout ceci n’était peut-être qu’une très mauvaise blague, qu’il va planter ses crocs dans son cou et la ramener vers la surface, vers la vie. Mais il se contente de lui siffler sa dernière condamnation au creux de l’oreille, avant de la laisser à la merci de la gravité.

Elle n’a pas le temps de crier, le temps de lui en vouloir, ou le temps de s’en vouloir à elle. Une chute, c’est bien trop court, même pour seulement revoir des visages, rejouer sa vie. Elle s’est écorché les griffes sur la paroi, et après un dernier effort, celle-ci lui est définitivement inatteignable alors que son corps virevolte en arrière, inéluctablement attiré par la faille, les roches perçantes et la noirceur en contrebas.

Au-dessus d’elle s’ouvre le ciel, bleu et froid, clair et infini, qui semble l’accueillir au creux de sa grandeur. Elle voit la montagne qui s’élève, grande et majestueuse, et percée de la grotte sombre et mystérieuse, recelant de mille secrets qu’elle ne connaîtra jamais. Elle voit la cascade, les gouttelettes scintillantes qui finiront leur course au même endroit qu’elle. La lumière de l’après midi est renvoyée en mille éclats par l’eau qui joue. Le monde lui livre une dernière danse, et elle pourrait croire, le temps d’une seconde, avoir pris son envol.

Puis, le bruit de la cascade qui se fracasse contre les rochers englouti tout. Lorsqu’elle tombe sur une première roche, un craquement se fait entendre, et le noir englouti tout. Elle dégringole sur une deuxième roche, deuxième craquement. Elle ne sent pas les roches suivantes, et les sons de son corps qui se brise qui les accompagnent. Bientôt, elle n’est plus rien qu’une tâche rougeâtre qui gît en contrebas, ses pattes tordues baignant dans la rivière tumultueuse qui malgré tout, continue sa course. Elle avait cru pouvoir s’envoler. Elle s’était écrasée.

“Is it time to say goodbye ?”