Aubépine

Ma vie fut bien remplie. J’ai eu des apprentis, des amants, des ennemis, des enfants. J’ai donné la vie et j’ai donné la mort. J’ai appris, transmis, prié, j’ai aimé et j’ai perdu aussi, beaucoup.

J’ai vécu bien des saisons, leur rythme est gravé dans mes os et je peux prédire l’arrivée du printemps comme la grossesse future d’une reine. Je suis la mémoire du clan, de ces jeunes qui pensent avoir déjà tout vu alors même que leurs corps est vert comme un bourgeon. Je me souviens des guerres et des alliances sans cesse changeantes, je me souviens des prophéties et de leurs conséquences, des assemblées et des plus grands discours comme des plus belles déclarations. J’ai vu la naissance et la chute de la Meute, j’ai survécu à l’apocalypse, aux étoiles noires et à l’hiver sans fin. J’ai assisté à la montée en puissance des orgueilleux, je les ai vus mentir et tromper pour arriver à leurs fins ; et puisque même les plus honorables d’entre eux finissent toujours par tomber, abandonner ou disparaître, je sais qu’un chef ne vaut rien, que seul un clan peut faire vivre un clan.

Quand j’étais apprentie, entourée par mes camarades qui ne pensaient qu’à chasser ou se battre, j’ai vite compris que ma voie serait différente et tracée par moi seule. J’étais fascinée par les plantes, qui peuvent soigner un chat aussi bien qu’elles peuvent le tuer ou le rendre fou. Mais notre guérisseur m’a refusée, il disait qu’il n’avait pas vu de signe, que nos ancêtres ne lui avaient pas parlé de moi. J’étais furieuse. J’ai voulu forger mon propre destin et défier les Étoiles. Alors, une nuit, je suis sortie du camp en cachette, j’ai couru jusqu’au buisson d’aubépine le plus proche pour en rapporter une branche et la glisser sous la couche de celui dont je voulais tout apprendre. Je n’ai pas pu fermer l’œil cette nuit-là, certaine que ma vie était sur le point de changer ; mais lorsque le guérisseur est venu me trouver au petit matin, ce n’était pas pour faire de moi son apprentie mais pour m’accuser d’être une pécheresse et une parjure. Je peux encore entendre ses vociférations pleines de rage. J’ai cru que notre chef me bannirait du clan, et pendant une lune j’ai gardé tête basse, boule au ventre et mâchoire serrée sur ma détermination. Ainsi, personne ne pourrait me l’arracher.

Je ne suis pas restée loin des plantes bien longtemps. Chaque fois que je l’ai pu, je me suis glissée dans la tanière du guérisseur en son absence pour humer leurs parfums, j’ai tendu l’oreille lorsqu’il dispensait ses enseignements à l’apprentie qu’il finit par choisir, et que je haïs férocement. Mais cela ne me suffisait pas, ma soif n’était jamais rassasiée. Mon mentor quant à lui me reprochait mon inattention lors de nos entraînements, que je manquais souvent, et mon apprentissage traîna en longueur, mais cela ne m’affectait pas. Jusqu’au jour où, pour me faire réagir, il m’attaqua par surprise. Ce fut la première fois qu’on me fit mordre la poussière, et je me jurai que ce serait la dernière ; s’ensuivirent de longues heures d’entraînement martial, qui me firent presque oublier ma vocation interdite. Je déversais toute ma colère et ma frustration lors de ces combats, mordant et griffant presque à l’aveugle, mais à force, mon mentor réussit à m’inculquer la patience et la ruse.

Ce n’est que lorsqu’il a été satisfait de mes progrès que j’ai été autorisée à participer à ma première assemblée. Je me souviens très bien de cette nuit-là, de la lune ronde qui éclairait tout et du ciel piqueté d’étoiles qui semblaient montrer le chemin. Je n’avais jamais vu autant de chats réunis en un seul et même endroit, sous le couvert de quatre chênes qui me parurent des géants de pierre. Bien vite je décidai de me mêler à la foule et repérai sans mal, à leur odeur envoûtante, les guérisseurs des autres clans déjà assemblés. L’un d’eux attira immédiatement mon regard. Je fus fascinée et repoussée à la fois par son corps sans poils, ses yeux jaunes et ses oreilles démesurées qui me firent craindre qu’il entende les battements de mon cœur de là où je me tenais, encore à distance, et qu’il devine que je les espionnais. C’était Présage des Rats.

Lorsque je considère le passé avec le recul de l’âge qui est désormais mon privilège, j’ai la certitude de faire partie des rares privilégiés qui aient eu la clairvoyance de lui témoigner le respect qu’il mérite, et la chance d’avoir conquis sa confiance. Il venait d’être nommé guérisseur à l’époque, mais les moqueries et violences subies pendant l’enfance avaient laissé une trace indélébile sur sa vie. Je sentais confusément qu’il avait souffert comme moi et je fis de lui mon ami sans même qu’il le sache. J’attendis ensuite chaque assemblée avec impatience pour le retrouver et lui racontai très vite comment j’avais tenté de tromper le destin pour devenir apprentie guérisseuse. Je voulais être comme lui. Au lieu de cela, on me nomma Griffe d’Aubépine et on loua mon talent pour l’art de la guerre.

Et puis un soir, il disparut. J’interrogeai un guerrier de son clan au pied du chêne où j’avais l’habitude de le trouver, et on me répondit que le Rat était parti un beau jour on ne sait où, soi-disant pour chercher de l’herbe à chat, mais qu’il n’était jamais revenu et que c’était bon débarras, on ne voulait pas d’un monstre qui terrifiait les enfants. Je restai comme pétrifiée face à tant de haine à l’encontre de celui que j’admirais tant, et puis la colère me gagna et je me jetai sur le guerrier pour lui faire ravaler ses mensonges, car non ça ne pouvait pas être vrai, Présage des Rats était fidèle et dévoué à son clan, il lui était forcément arrivé quelque chose, quelque chose de grave. Il fallait le retrouver.

Le temps passa. Je fus interdite d’assemblée pendant plusieurs lunes, on me reprocha mon attitude belliqueuse, on dit que j’aurais pu provoquer une guerre entre Vent et Ombre, qu’est-ce qui m’avait pris pour briser ainsi la trêve sacrée ? Je répondis qu’on avait insulté mon honneur. On en resta là. Pas moi. Je vécus une période agitée, insatisfaite, quelque chose manquait à ma vie. Les reines passaient en riant devant moi, affirmant tout haut qu’avoir des chatons était le plus bel accomplissement qui soit, que cela remplissait de joie. Alors je pris des amants, me lançai sans y croire dans des relations qui duraient un, deux, parfois trois mois. Mais je trouvais des défauts à tous les mâles, ils étaient trop bêtes ou trop peu sensibles, ils manquaient de cœur ou de cervelle, et je ne trouvai nulle part le même feu qui brûlait en moi. Le seul qui compta vraiment et qui m’accompagna toute ma vie fut Conteur Céleste. Ce ne fut pas un très bon père pour nos chatons, il était si souvent absent ; mais je l’estimais malgré tout, car il n’avait en tête que la paix et l’avenir du clan. J’ai fini par comprendre que tout cela, il l’avait fait pour sa descendance, pour notre Petite Fleur et pour les autres que je méprisais mais en qui, lui, voyait un clan fort et uni. Avec Conteur, du moins, je passais des heures pleines et vivantes, nous parlions de renouveau et de justice, de cette démocratie toute jeune qui fleurissait dans notre clan et que nous espérions voir se propager ailleurs.

Lorsque Présage des Rats réapparut, j’étais une guerrière aguerrie et peut-être assagie, j’étais mère et mentor. Pourtant, la première fois que je le revis, je fus Nuage d’Aubépine à nouveau, le cœur battant et la tête tournée par ces odeurs de plantes enivrantes. Je replongeai dans mon addiction. Désormais libre de mes mouvements, je m’échappai du camp à la nuit tombée, franchissant parfois les frontières sans un regard en arrière pour trouver de nouveaux remèdes. J’allai plus loin dans mes expérimentations, goûtant moi-même des feuilles inconnues, des graines, des fleurs, étudiant leurs effets. Je ne me nourrissais plus. Je maigris à vue d’œil. Je perdis une portée.

Il me fallut encore plusieurs lunes pour revenir à la raison. Je suis vieille maintenant, et la critique a laissé place à la compassion face à la guerrière ignorante et inconsciente que je fus. J’ai appris de mes erreurs. Mais je crois que le même feu brûle toujours en moi.

C’est ce feu qui m’a permis d’endurer toutes les épreuves qui suivirent, les guerres autant que les maladies, tout jusqu’à cet hiver maudit qui dura si longtemps et qui nous coûta tant. J’ai bien cru que notre monde s’arrêterait de tourner, et d’une certaine manière, je crois que quelque chose s’est bel et bien éteint là en même temps que notre forêt. Je donnai naissance à une fille, une unique fille ; « ce sera la dernière, me dit la guérisseuse. Ton corps vieillit. Il n’est plus apte à donner la vie. » Mais elle grandit si vite pourtant, poussa comme les herbes folles qui jaillissent sur la lande et s’étendent au gré du vent. Et j’eus un apprenti, un si jeune apprenti, à peine sorti de la pouponnière, le poil encore tiède et imprégné du parfum de lait de sa mère. « Ce sera le dernier », ai-je dit, car je sentais le poids des années sur mes articulations et mes muscles fatigués.

Ils m’ont été arrachés tous les deux.

Alors, lorsque vint enfin le moment pour les clans d’affronter les Étoiles Noires, j’aiguisai mes griffes. J’étais prête. À l’aube de la bataille, Conteur entra dans la tanière de la guérisseuse alors que je me croyais seule. Il vit ce que j’étais en train de faire, mais il me posa quand même la question. « Qu’est-ce ? », il a demandé simplement, mais ses yeux, posés sur le liquide vert dont j’imbibais mes griffes, en disaient long. « De la ciguë, j’ai répondu. Quand j’aurai ces spectres assassins en face de moi, quand je les regarderai enfin dans les yeux, eux qui nous ont tout pris… Je compte bien les faire mourir pour de bon, Conteur. Mettre un terme à tout ça. » Il a hoché la tête. Nous nous sommes jetés dans cette dernière bataille ensemble, corps contre corps.

J’ai cru que notre victoire réglerait tout ; que, d’une manière ou d’une autre, la forêt renaîtrait de ses cendres, en boitant d’abord, comme un guerrier qui s’est cassé une patte, puis en prenant un peu plus d’assurance à chaque printemps… mais notre forêt ne s’est jamais relevée, et nous avons dû partir. Abandonner la terre de nos ancêtres qui nous avait vus naître. Conteur est resté, il voulait retrouver notre fille disparue. J’espère qu’ils sont ensemble, où qu’ils soient, j’espère qu’ils veillent l’un sur l’autre et qu’ils pensent un peu à moi. Je suis loin maintenant, près d’une lande bleue infinie qu’on appelle océan. Le voyage m’a coûté plus que je n’ai osé l’avouer mais je coule ici des jours tranquilles.

J’ai su, après tant d’années, que j’avais enfin trouvé ma voie lorsque je rejoignis le rang des herboristes à sa création. Je pouvais enfin exercer mes talents au grand jour, sans craindre ni reproches ni représailles. J’ai pu aider Rose Délicate lors des épidémies de la marée noire, traversant les frontières pour dispenser mes enseignements aux autres clans, m’adressant aux autres guérisseurs comme à mes semblables, oubliant souvent que, contrairement à eux, je n’avais jamais reçu l’assentiment des Étoiles. Celles-ci sont pour moi toujours aussi froides et muettes, mais cela n’a pas d’importance. Je n’ai pas besoin d’elles. Je suis forte et fière. J’ai conquis ma liberté.