ft. Étoile des Chouettes & Cœur de Chouette.
Once in a lifetime.
« Happiness is a butterfly, try to catch it like every night. »
[lune 1188]
« You're scared to win, scared to lose, I've heard the war was over if you really choose. »
La vie la quitte peu à peu. Elle sent son esprit glisser lentement vers le néant et elle a l'impression que dans quelques instants, elle n'existera plus. L'angoisse l'étreint, la serre si fort que sa respiration en est coupée. Étoiles des Chouettes veut respirer, plus que tout. Elle lutte, sans cesse, pour ne pas sombrer, pour échapper au poids de la mort qui menace de l'avaler toute entière. Elle ne veut pas mourir. Elle pense à ses frères, à sa sœur, à Poésie des Ours, à son Petit Renard. Elle veut les voir, une dernière fois. Mais il y a bien longtemps que ses yeux n'ont pas vu la lumière du jour. Il fait noir, il fait si noir dans l'antre de la mort. Elle entend des voix, parfois, elle essaie de s'y accrocher mais les ténèbres la retiennent à chaque fois. Des questions lui viennent à l'esprit, la terrifient : les Étoiles lui ont accordé neuf vies, elle y croit, elle les a rencontrées, mais elle doute. Et si sa seule vie était en train de la quitter ? Où sont les Étoiles pour l'accueillir ? Elle ne voit rien ni personne. Elle est seule, si seule, elle a l'impression d'être redevenue Nuage de Chouettes, l'apprentie timide incapable de se faire des amis et qui rêve toute la journée à son amour du clan du Vent. Elle a tant à vivre. Pourquoi est-ce qu'il fait si sombre ?
Je ne veux pas mourir. Mais je ne sais pas comment lutter contre cette maladie qui m'emprisonne. Je me sens comme un oiseau pris au piège, incapable de bouger, incapable de... de penser. Des images défilent devant moi, des visages, des noms ; je veux les attraper et pourtant je m'en éloigne de plus en plus. Je pleure. Je sens les douces perles salées s'écraser contre mon pelage, une à une, sans jamais s'arrêter. Je suis un chaton, une boule de poils effrayée par chaque bruit qu'elle entend, livrée à elle-même dans un monde qu'elle ne comprend pas. Je n'ai jamais voulu le comprendre. Le monde des morts pour moi n'était qu'une histoire, une légende qui ne prendrait réalité qu'une fois ancienne, après avoir vécu une vie bien remplie, quand mes tourments seraient apaisés et mes proches heureux. Je ne peux pas partir maintenant... mon fils a besoin de moi. Mon clan... ils ne méritent pas une meneuse qui perd une vie après à peine une lune. Je ne suis pas assez forte, je ne peux plus faire ça, je...
Je suis dans les Plaines Étoilées. Je les reconnais aussitôt mais mon angoisse ne se calme pas. Je vois des silhouettes qui m'observent, cachées derrière des arbres ou des fougères. J'ai peur. Je ne veux pas les rejoindre, je veux fuir mais mes pattes refusent de bouger. Mon corps tout entier est paralysé par la peur. Mes larmes continuent toujours de couler. J'aimerais crier mais mes mots restent coincés dans ma gorge, écrasés par le poids de ma terreur. Une ombre s'avance vers moi. Je la crains au départ, puis elle me rassure. Sa lumière n'a jamais cessé de briller. Ombre du Soleil. Mon grand frère... il est là, devant moi. Il sourit avec une douceur qui me fait frissonner. J'ai envie de lui parler mais ma voix n'émet aucun écho dans les Plaines Étoiles. Je m'accroche à son sourire, à son pelage qui virevolte au gré des brises. Je ne veux pas mourir mais ça me dérangerait moins, si j'étais à ses côtés. Nos queues se frôlent et s'entrecroisent, et je n'ai besoin que de ça pour respirer à nouveau. Malgré la douleur qui se répand dans tous mes membres et la lumière qui m'aveugle, je respire. Et je voudrais ne plus jamais perdre la vie.
[lune 1189]
« Think about it, the darkness, the deepness, the things that make me who I am. »
Le soleil se couche et ses terreurs se réveillent, plus puissantes que jamais. Étoile des Chouettes a peur du noir. A chaque fois qu'elle ferme les yeux elle est transportée dans ses souvenirs, se rappelle avec une vivacité terrifiante cette sensation de ne plus appartenir à ce monde, de ne plus exister. Elle ne voit plus et seule sa respiration saccadée lui rappelle qu'elle est en vie. Pour le moment. La meneuse du clan de l'Ombre a perdu deux vies en l'espace de quelques jours, tout ça à cause d'une terrible maladie qui a eu raison de ses maigres défenses immunitaires. Grâce à Hymne des Ombres, sa chère sœur, elle commence doucement à s'en remettre, mais la douleur physique a fait place à une souffrance bien plus insupportable qui chaque nuit vient la prendre dans ses bras, l'étouffe, l'empêche de dormir. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas eu une vraie nuit de sommeil, sans rêves tourmentés, sans avoir l'impression de ne plus jamais pouvoir respirer ?
J'ai essayé de reprendre mon rôle de cheffe mais je n'en ai plus l'énergie. Flamme de Jais fait de son mieux pour m'épauler et j'ai le soutien de ma famille mais je me sens comme une étrangère, une imposteur dans un rang qui ne me convient pas et que je ne mérite pas. J'ai le vertige à chaque fois que je monte sur le promontoire, je ne supporte pas tous ces regards rivés sur moi, je voudrais qu'ils arrêtent de me parler, de me poser des questions... de faire comme si je n'avais pas perdu deux vies alors que je vois bien qu'ils s'inquiètent pour moi. Mais parfois j'ai l'impression qu'ils s'inquiètent plus pour Étoile des Chouettes que pour Cœur de Chouette, leur camarade. Le rang de chef est maudit dans ce clan, après Étoile de Mystère et Étoile Ailée, ils voudraient tous me voir capable d'endosser ce rôle sans me plaindre, pour de nombreuses lunes, que je montre aux autres clans que l'Ombre a repris du poils de la bête et que notre situation sera stable durant des lunes. Mais je ne peux plus leur promettre toutes ces choses. Je n'en ai plus envie. Je veux dormir, je veux profiter de Nuage du Renard et partir pendant des jours avec Poésie des Ours.
J'ai essayé de contacter les Étoiles. Je voulais leur demander pourquoi mon nom m'a été accordé. Bien évidemment, je n'ai jamais eu de réponses, ou peut-être ai-je fait semblant de ne pas les entendre. Les guerriers-étoilés avaient confiance en moi pour être meneuse et pourtant je ne cesse de les décevoir. Avaient-ils prévu mon échec ? Parfois je me prends à les détester, tous, avec une violence qui me prend toute mon énergie ; j'ai l'impression d'être un fardeau et je voudrais tellement ne plus être une Étoile. Mais bien évidemment je pense à mon clan avant tout : quelle serait leur réaction si je leur disais que je ne voulais plus être leur cheffe ? Ils vont me détester. Et pourtant, peuvent-ils me détester plus que je ne me déteste ? Il est temps pour Flamme de Jais de prendre la relève, je dois reprendre mon Cœur avant qu'il ne cesse de battre.
[lune 1190]
« Dream a little dream of me, make me into something sweet. »
Elle n'avait encore jamais vu personne mourir, à part elle-même. Trop jeune pour participer pleinement à la bataille contre les Étoiles Noires et trop renfermée pour se soucier des disparitions lors du Grand Périple, Cœur de Chouette a toujours vu la mort de ses proches de loin, sans jamais assister à leur dernier souffle. Ombre du Soleil, Nuage de Miel... toutes ces disparitions dont elle ne se remettra jamais vraiment. Mais celle-ci, elle est certaine de ne plus jamais pouvoir réparer son cœur qui s'est brisé à jamais.
Nuage d'Eau était son amie d'enfance, un rayon de soleil qui l'a aidée à surmonter la disparition de Nuage de Miel et de son frère, une bouffée d'optimisme qui ne la jugeait pas pour sa relation avec Nuage de Ronces. Les deux novices auraient pu conquérir le monde si elles le pouvaient tant elles faisaient tout ensemble. Même après la fugue de Nuage de Chouettes leur amitié était restée la même. La présence de Terre des Nuages au départ était un jeu, l'apprentie de Poésie des Ours s'amusait de voir son amie tomber sous le charme du plus bel apprenti du clan. Elle ignorait les pincements qui venaient lui tirailler le cœur à chaque fois qu'elle les voyait ensemble et profitait de ses moments volés avec Nuage de Ronces. Le Grand Périple a séparé Cœur de Chouette des autres clans mais aussi du sien. A part sa famille, elle ne parlait à personne, pas même à Miroir d'Eau qui l'observait en coin, plus amoureuse que jamais de Terre Promise. Leur amitié était terminée.
C'était sans compter l'ascension de la féline au rang de lieutenante, puis de cheffe. Si la Chouette ne se sentait pas à la hauteur, cela lui a au moins permis de renouer avec son amie d'enfance qui passait de plus en plus de temps à ses côtés, qui l'encourageait et l'accompagnait dans ses parties de chasse. Même lors de sa gestation Miroir d'Eau n'a pas cessé de suivre Étoile des Chouettes. Cette dernière avait alors tout pour être heureuse même si elle sentait que sa joie l'amenait vers un terrain dangereux : celui de l'amour, alors qu'elle s'était jurée de ne plus jamais tomber amoureuse et d'éviter cette douleur. Mais Miroir d'Eau était si belle, si gentille et intelligente. A ses yeux il n'y avait pas de meilleur chat dans la forêt. Que risquait-t-elle à jouer un peu de sa proximité nouvelle, à utiliser son rang de meneuse pour l'inclure dans toutes patrouilles ?
Mais Étoile des Chouettes est tombée malade, elle a troqué son nom d'Étoile pour son nom de guerrière et à partir de là, Miroir d'Eau a décidé de la détester comme bon nombre de félins de l'Ombre. Elle se fichait de leur haine à eux, mais pas de la sienne. Du jour au lendemain les deux amies étaient devenues ennemies, l'une à cracher sans cesse sur l'autre et l'autre à baisser les yeux sans se défendre. Cœur de Chouette n'a jamais été le genre de chat à se laisser faire, et pourtant elle chérissait chaque interaction avec l'élue de son cœur, même si elle devait se faire insulter, parce que la violence était mieux que l'ignorance. Elle se demandait combien de temps encore la belle féline allait la détester, mais elles n'ont pas eu l'occasion d'obtenir une quelconque réponse.
J'aurais pu m'habituer à sa haine ; je ne m'habituerai jamais à son absence. Je me souviens encore de la panique que j'ai ressentie lorsque j'ai constaté qu'elle était partie avec son chaton depuis bien trop longtemps, et malgré la présence de Terre Promise, j'ai senti que quelque chose n'allait pas. Miroir d'Eau était une mère très protectrice, elle ne serait jamais partie autant de temps avec son petit, encore moins à l'approche de la nuit. Quand je suis arrivée, il était déjà trop tard : Terre Promise s'éloignait au loin à la poursuite d'un solitaire pendant que Miroir d'Eau gisait dans une flaque de sang, son petit à côté, indemne. Je pensais alors avoir ressenti la pire douleur de ma vie en mourant, mais j'avais tort : perdre neuf vies d'un seul coup aurait été moins douloureux que de voir celle que j'aimais perdre la sienne. Je l'ai tenue entre mes pattes, longtemps. Jusqu'à ne plus avoir de larmes à verser, jusqu'à ne plus avoir une once d'énergie dans tout mon corps. Je ne sais plus combien de temps je suis restée dans cette position ; suffisamment pour entendre Patte des Éléments miauler de tout son petit être qu'il voulait sa maman. J'espère qu'il ne se souviendra jamais de cette soirée car elle restera à jamais gravée dans ma mémoire et je sais qu'elle ne quittera jamais mon esprit.
[lune 1194]
« Don't ask if I'm happy, you know that I'm not, but at best I can say I'm not sad. »
Mes cauchemars ont diminué. Je ne me sens plus happée par les ténèbres et je ne vois plus le corps ensanglanté de Miroir d'Eau à chaque fois que je ferme les yeux. Je ne suis pas heureuse, mais je ne suis pas malheureuse non plus. Parfois j'ai juste l'impression d'être une coquille vide, sans émotion, qui n'attend plus grand-chose de la vie. J'essaie de prendre soin de mon petit Renard qui parle toujours si peu et je m'occupe comme je le peux de Nuage des Éléments même si lui ne veut pas de moi. Je vois sa mère dans ses yeux, à chaque fois qu'il me regarde j'ai l'impression de voir un fantôme. Peut-être qu'il me hait pour les mêmes raisons : il voit en moi une mère, mais je ne serai jamais la sienne. Nous partageons le même deuil mais au lieu de nous rapprocher, il a créé un gouffre infranchissable. Je ne peux pas dire que la situation ne me fait rien, je sens mon cœur se serrer à chaque remarque qu'il me lance. Mais j'ai un peu d'espoir, celui de le voir grandir et peut-être comprendre ce que je ressens. Je me contente alors de le materner malgré lui et voir sa petite tête le matin est suffisant pour refouler mes larmes.
Et puis il y a ces douces journées où Poésie des Ours m'accompagne dans une partie de chasse, où j'aide Hymne des Ombres à ramasser des heures pendant que Vertige de l'Oiseau nous montre les avancées de Rose des Nuages. Toutes ces courses avec Éclair Ambré que je ne dépasserai décidément jamais. Je sais dans ces moments-là que la vie n'est pas que souffrances et douleurs et je m'accroche à toutes ces sensations de bien-être qui m'envahissent à chaque fois que je suis auprès de ma famille. J'en ai besoin. Ils font tous parti d'un tout qui est ma raison de vivre, et ça me suffit. Je peux juste être une guerrière du clan de l'Ombre, loyale, qui chasse et entraîne des apprentis sans avoir besoin de me prouver sans cesse. Je sais que certains de mes camarades me jugent pour toutes ces dernières lunes, mais je m'en fiche. Étoile de Jais est une meneuse formidable, je lui fais confiance et, malgré tout, je fais confiance à la vie pour ne pas me laisser complètement tomber ; qui sait ce que l'avenir peut réserver à un Cœur de Chouette ?