Creature of the Night |SYDNEY - Ouvert|

« … par contre j'ai super peur pour le test de russe, je crois que je l'ai raté parce que dans ma rédaction j'ai … Hey, tu m'écoutes ?
- Oui oui... »

Elle a un sourire niais, du genre qui m'exaspère au plus haut point, et je ne ne me gêne pas pour lever les yeux au ciel en signe d'agacement. Néanmoins elle ne le voit pas, son regard reste concentré sur un point au-dessus de mon épaule, et quel que soit l'objet de sa rêverie, il pique finalement ma curiosité. Je me retourne sans prendre la peine de dissimuler mon geste.

« Non Anthéa, ne te retourne pas, sinon il va voir que je le regarde !
- « Il », hein ? fis-je d'un ton moqueur en lui adressant un sourire en coin.
- Ok, je plaide coupable... Le grand brun à la table derrière toi. Sourire à tomber. Costume chic. La trentaine. En somme, tout à fait mon genre, et … oh mon dieu ohmondieu je crois qu'il m'a vue !
- Cupidon fait des ravages ce soir on dirait... tu ne m'as pas dit il y a cinq minutes que depuis ta rupture avec l'autre débile, le célibat te convenait parfaitement ? Ça fait genre quoi, deux jours ? Meg, tu es impossible, lâchai-je avec un soupir.

Mais rien à faire, mon amie continue à trépigner comme une enfant devant un magasin de bonbons. Je commence à avoir l'habitude : Meg collectionne les histoires d'amour, et à l'entendre, c'est à chaque fois « le bon ». A côté d'elle, ma vie sentimentale est bien vide : un amoureux au jardin d'enfant dont j'ai oublié le nom, et une vague histoire au lycée avec un mec absolument insipide. Je ne sais toujours pas pourquoi j'étais sorti avec lui : envie de faire remarquer, ou de faire comme les autres ? Dans tous les cas, cela n'a pas duré longtemps, car j'ai fini par comprendre à quel point je n'avais rien à faire avec ce type. Un discernement dont Meg manque parfois cruellement.

« Dis, est-ce que tu pourrais...
- Non, hors de question ! la coupé-je d'un ton brusque tout en secouant la tête. Je sais très bien ce qu'elle va me demander.
- Anthéaaaaa ! Pour moi ! S'il te plaiiiit ?
- C'est toujours la même chose avec toi ! Et ensuite, je me retrouve à tenir la chandelle pendant toute la soirée... Mince Meg, cette soirée était sensée être une soirée fille. Entre nous.
- Je sais je sais ! Je suis désolée ! Mais là, vraiment, il est trop craquant je peux pas résister... et tu sais à quel point je suis timide... »

Mon rire étouffé doit la vexer, car j'ai droit à un regard noir de sa part. Quand on la voit, avec sa longue chevelure blonde et ses lèvres pulpeuses au rouge éclatant, elle a un visage de poupée innocente, et personne ne se douterait de ses talents de manipulatrice. Meg n'est pas timide, elle s'en donne les airs. Et tels des marins imprudents, beaucoup sont les hommes qui se sont laissés charmer par son chant de sirène... Pourtant, je finis par céder à mon tour avec un haussement d'épaules résigné. Aussitôt son sourire éclatant refait surface ; elle obtient toujours ce qu'elle veut.

Je me lève, non sans lui avoir lancé un regard plein de reproches, pour la forme, ce à quoi elle répond en faisant semblant de m'envoyer un baiser, ce qui me tire un sourire à mon tour. Cette fille est impossible, mais c'est mon amie. Je me dirige donc d'un pas nonchalant, perchée sur mes talons aiguilles qui mettent en valeur ma silhouette élancée, vers la table de l'homme qu'a repéré mon amie, et en profite pour l'observer plus longuement. Même si je ne partage pas ses goûts, je dois avouer qu'il est charmant. Son costume trois pièces, chic sans être extravagant, doit être taillé sur mesure pour qu'il lui aille aussi bien et suive à la perfection les courbes de son corps musclé. A côté de lui j'ai l'air d'un épouvantail, avec mon pull large qui me tombe presque au niveau des genoux. Un instant, mon regard s'égare sur son torse, avant de remonter précipitamment sur son visage. Mais là encore, je suis troublée par ses yeux, d'un bleu éclatant. Deux pas de plus et je suis juste à côté de lui, deux pas qui me semblent une distance énorme.

« Euh, bonjour ? » Commencé-je d'un ton incertain et un sourire qui l'est tout autant. Il est étrangement intimidant, même pour moi, qui ne me laisse d'ordinaire pas impressionner facilement. J'ai peur de le déranger. « Voilà, mon amie là-bas (je la désigne d'un signe de la main) vous trouve … charmant et euh, elle m'a demandé de vous donner ça. Au cas où. » A ces mots je dépose une serviette en papier sur laquelle est inscrit le numéro de téléphone de Meg. J'ai accompli ce geste tellement de fois que je le connais par cœur.

A présent je ne sais pas trop quoi faire, alors j'attends … quoi ? Qu'il prenne le numéro ? Qu'il se lève directement pour aller flirter avec mon amie ? Qu'il m'ignore avec superbe ?
Ou autre chose ?

À ses heures, Sydney se découvre une grande solitude. Sa vie, il la mène d’un rythme effréné, s’est pris dans un engrenage qui fonctionne à une allure telle que les rares moments d’arrêt le plongent dans un état contemplatif qui a tendance à le laisser amer. Non pas que l’homme de business ne se trouve énormément de regrets au sujet de l’existence qu’il a mené jusqu’à présent. Simplement que ces instants de paix viennent trancher brusquement avec le train immodéré de son existence actuelle, y laissant comme une sensation de vide qu’il cherche désespérément à combler par sa contemplation silencieuse des passants qui animent la rue. Il s’est perdu dans une part de ses pensées, le menton nonchalamment posé contre sa main, sa boisson abandonnée contre la table, à peine entamée. Il épie le visage des adolescents chahuteurs qui passent armés de leurs bicyclettes, les rires d’une paire de jeunes mères poussant devant elles leurs poussettes renfermant leurs trésors, ou encore un couple de personne âgée, progressant main dans la main sans se soucier d’un jeune travailleur impatient qui les suit en cherchant à les dépasser. Un sourire distrait anime le visage de l’homme d’affaires. Il trouve un grand élan de paix en cette soirée qui se dessine tout en fraîcheur. Il ne regrette nullement son veston qui le préserve d’une brise coquine qui vient secouer sa chevelure. Sydney avale une nouvelle gorgée avec un soupir. Parfois, il a l’impression que le monde lui appartient, avec qu’un de ces instants ne le réduisent qu’au rang de simple homme à nouveau.

Un homme dont l’attention se braque aussitôt en remarquant l’approche hésitante d’une jeune femme auprès de sa table. Son objectif ne fait aucun doute et Sydney ne manque pas de l’épouser du regard dans un examen méticuleux et intrusif. Le monde lui appartient à nouveau semble-t-il et il se recule contre son dossier pour mieux lui faire face, son cœur palpitant déjà sous l’effet excitant de la chasse. Sa proie, ou ainsi la désigne-t-elle, s’imprime dans une jeunesse qui trouble légèrement le jeune homme, qui n’a guère l’habitude de se laisser charmer par d’aussi jeunes demoiselles. Sitôt il laisse taire son appréhension passagère qu’un sourire charmant étire ses lèvres. Il considère la jeune femme avec une grande intensité, une intensité brûlante, presque vulgaire si elle ne possédait pas autant de charme en elle-même. Son sourire se tord de culpabilité, comme s’il s’excusait de sa propre audace. Il n’a jamais vu un tel visage, charmant, fougueux et gêné tout à la fois, des traits si fins, et que dire de ces yeux… Le reste ne le reste bien sûr pas indifférent et il laisse se balader contre ses cuisses un regard coupable, comme ce vilain pull jette un mystère planant sur à peu près tout le reste. Un reste qu’il a bien envie de découvrir. Une moue déçue s’affiche néanmoins contre ses traits alors qu’elle évoque une amie. Ah la blonde. Celle qu’il a déjà oublié. Il secoue la tête en avalant une nouvelle gorgée avant d’inviter la brunette à prendre place devant lui d’un geste de la main.

«Bonjour, je vous en prie, installez-vous. Sydney Blackhorn, à qui ai-je l’affaire?»

Il n’a pas jeté un seul regard à la serviette de papier où ces quelques numéros y ont été griffonnés. Il sourit, cette fois avec bien plus de sincérité. Il s’avouerait sur le charme de cette jeune personne, ses prunelles ont pris une étincelle malicieuse. De toute évidence, il n’en a que faire son amie, qui n’a même pas osé l’aborder lui-même. Non, dans tous les cas, la brunette, plus naturelle, lui a tapé dans l’œil et il s’est mis en tête de l’obtenir, ne serait-ce que pour une soirée à discuter sur cette terrasse animée.

«Et vous, qu’en pensez-vous? Je suis charmant selon vous?»

Le flirt ne fait que commencer. Sydney s’approche un peu d’elle, d’apparence assuré, trop peut-être, alors qu’il s’amuse simplement. Il a parfaitement conscience de l’attraction qu’il provoque chez les dames, mais il sait aussi que cette jeune femme n’a rien des autres, attirées par sa notoriété, son argent et son physique avantageux. Il a envie d’entendre sa réponse.

Mon regard reste fixé sur le numéro de mon amie auquel l’homme n’accorde manifestement aucune attention alors qu’il lui est destiné. Il ne prend même pas la peine de le considérer, non ; son regard perçant est fixé sur moi. La surprise est trop grande, je m’accroche à ce misérable bout de papier comme s’il détenait la solution : je suis venue le déposer sur sa table, il devait le prendre et me remercier, et là j’aurais pu partir. Mais quelque part je suis retenue ici, face à lui… contre mon gré ? Je me force à le croire. Je ne reste plantée là que par politesse, puis j’irai rejoindre Meg, qui doit se demander pourquoi je prends tant de temps.

J’ai l’impression qu’il me dévisage. Pire, qu’il me déshabille du regard ! Aussitôt, je sens mes joues s’empourprer sous l’effet de son examen muet que je juge déplacé et éhonté. Piquée à vif, je croise les bras sur ma poitrine, autant pour me protéger de son regard que pour affirmer ma détermination. Je ne me laisserai pas faire. Il a envie de jouer ? Très bien. Je lui ferai ravaler sa présomption. Et même ses beaux yeux n’y changeront rien, ni son air enjôleur, ni ses mains qui m’invitent à lui. Pour qui se prend-il ? Pour qui me prend-il ?

« Vous êtes arrogant. » Ce mot m’échappe, et je me surprends moi-même à le prononcer tout haut. Mais maintenant que je suis lancée, je ne peux m’empêcher de continuer. Et tant pis si je froisse son ego, il l’a bien cherché ! « Mais j’imagine que cette assurance vient de votre propre certitude concernant vos charmes. Alors pourquoi poser la question ? »

Son sourire de tout à l’heure m’a agacée, j’ai l’impression désagréable qu’il considère tout comme étant acquis : sa position sociale, manifestement élevée, le luxe de sa tenue, les femmes, et moi comprise. Qu’un inconnu puisse penser cela de moi suffit à me mettre hors de moi, mais face à lui je parviens à maîtriser ma colère, qui ne s’exprime que par une certaine froideur dans mon regard bleu glace. En fait, j’arrive même à me composer un visage neutre, simplement crispé au niveau de la mâchoire. Cette fois-ci, je plante mon regard dans le sien sans aucune timidité. Lui ne s’est pas gêné pour être direct, alors pourquoi ne le serais-je pas aussi ?

« Donnez-moi une seule bonne raison de rester en votre compagnie, monsieur Blackhorn. » Mes yeux s’allument d’une lueur de défi alors que je hausse presque imperceptiblement le menton. L’emphase sur son nom de famille me permet de lui montrer que je n’ai aucun désir de faire connaissance avec lui. Pendant un instant de lucidité, je reconnais que si tel était le cas, j’aurais probablement dû tout simplement l’ignorer et retourner auprès de mon amie, mais je chasse cette idée de mon esprit. Je n’ai rien à me reprocher : c’est juste une question d’honneur. De fierté.

Je n’ai moi-même aucune idée du jeu auquel je commence à jouer et je m’y lance pourtant avec fougue.

Sydney, sous ses apparences dignes, probablement même arrogantes, se trouve à avoir un sens du jeu aiguisé et présent à chaque échange. Car contrairement à beaucoup d’autres occupant sa position sociétale, le jeune homme ne se croit nullement supérieur aux autres. L’argent ne signifie rien de plus pour lui qu’un degré de confort dans lequel il se complaît probablement un peu trop, que voulez-vous? À naître avec la petite cuillère à la bouche, on finit bien par y prendre goût. Pourra-t-on vraiment lui reprocher d’apprécier les objets brillants, les habits de luxe, les voitures et autres objets jetables qu’il est en mesure de se payer? Non, car l’accusation que lui porte la jeune femme se porte ailleurs, au sujet de son attitude de façon générale, son assurance qu’elle a mépris pour de l’arrogance. La jolie brunette lui tire d’ailleurs un rire surpris à sa réponse agressive. Il la laisse poursuivre en secouant la tête, appréciatif de ce côté farouche qui le séduit aussitôt. Un peu froissé bien malgré lui, il se passe un doigt contre le nez en la considérant avec une pointe d’amusement résignée. Décidément, il a bien fait de jeter son dévolu sur cette jeune femme téméraire plutôt que sur son amie qui ne lui aurait rien offert de plus qu’une nuit sans lendemain. Elle vient de piquer sa curiosité d’autant plus et Sydney lui sourit une fois de plus, complètement sous le charme. Si elle savait, il connaît bien l’issue de ce match, il se sait déjà perdant et pourtant, il désire encore jouer. Parfois la chasse suffit à affuter les sens, même si la proie doit lui filer entre les griffes.

Elle lui demande, avec un mépris qui lui tire un nouveau sourire amusé, de lui fournir une seule raison de rester auprès de lui. Sydney l’observe, sans intérêt quelconque cette fois, simplement pour tenter de la percer à jour, ce petit mystère enroulé dans son pull adorable, cette beauté qui menace de le mordre à tout instant. Si la jeune femme cherchait une raison de rester, il lui semble déjà qu’elle aille trouvé réponse à ses interrogations, puisque plutôt que de ne lui porter plus aucune attention, elle est restée auprès de sa table pour continuer à le narguer. Sydney, en être tactile, a presque envie de la tirer à lui, simplement pour réduire cette distance froide qu’elle propose entre eux. Patience, s’intime-t-il. Il n’a pas l’audace de se croire invincible, ou même irrésistible. Il connaît évidemment son charme, mais aussi ses limites. Il avoue plutôt, avec grande humilité, les yeux luisant comme ceux d’un gamin amadoué, le fond véritable de sa pensée.

«Vous savez jeune demoiselle, il faut parfois se montrer audacieux lorsqu’on se sait nullement à la hauteur. J’aurai au moins eu le plaisir de retenir votre attention quelques secondes.»

Oh, il ne joue nullement à la victime, il croit vraiment la jeune femme d’une toute autre classe que les demoiselles qu’il a l’habitude de côtoyer, probablement par facilité, par solitude aussi. Car une position aussi importante implique de se retrouver devant soi-même plus souvent qu’autrement, une tendance intolérable pour un être aussi sociable que Sydney, en manque encore et toujours de relations véritables. Voilà ce qu’il cherche auprès d’elle au final, une étincelle humaine, un peu de chaleur, une conversation sincère, voire explosive. Simplement pendant un instant de se sentir comme un être humain normal et non un élu de la société. Il hausse les épaules, au final il ne se battra pas pour la convaincre de rester. Il respecte ses opinions et son espace vital, loin de lui l’idée de torturer une jeune femme pour l’emmener dans son lit. D’ailleurs il est même incertain de vouloir se glisser sur cette pente ce soir.

«Libre à vous de rester ou non, je ne vous retiendrai pas. Mais si vous avez envie de discuter un peu, je peux vous affirmer ceci : il y a plus de moi que ce vous voulez bien le croire.»

Une fois de plus, Sydney rejoint son dossier et sourit de façon si simple qu’il devient presque déplacé dans son accoutrement à la dernière mode.

Sa réaction à ma provocation me surprend, à vrai dire j'espérais plus lui faire ravaler son sourire que provoquer chez lui un éclat de rire franc. Cela me désarçonne et une lueur d'incertitude passe dans mon regard que je détourne quelques secondes, gênée. Il me semble que ses yeux brillent encore plus que tout à l'heure et cela me laisse perplexe : se moque-t-il de moi ? Je fronce les sourcils, adoptant par cette mimique l'attitude d'un enfant vexé qui tranche avec l'air noble et détaché que j'essayais de me donner plus tôt. Je n'arrive pas à décider si son sourire est le plus charmant ou le plus horripilant que j'aie jamais vu.

Son regard se fait encore plus insistant mais cette fois je le soutiens jusqu'au bout. Il a les yeux presque aussi bleus que les miens, quoique plus sombres, pourtant je ne les trouve plus aussi intimidants, non ... ils sont terriblement sincères. Et cette sincérité me trouble encore plus. Je rougis légèrement en entendant sa réponse, à la fois humble de sa part et flatteuse pour moi. Pense-t-il vraiment ce qu'il avance, ou n'est-ce qu'une technique de plus pour attirer mon attention ? Bizarrement je ne doute pas de sa franchise, et je me sens un peu honteuse de l'avoir offensé ainsi. Je lui pardonnerais bien son audace s'il n'avait pas froissé ma fierté.

Son invitation me laisse songeuse, et je crains d'avoir laissé mon visage exprimer bien plus que ce ne je ne le souhaite réellement. Je me surprends en effet à réfléchir sérieusement à sa proposition ; il y a quelque chose chez lui qui m'attire malgré moi, quelque chose que je n'arrive pas encore à définir, quelque chose de presque … magnétique. Je penche légèrement la tête de côté alors que je tente de percer à jour l'homme qui se tient devant moi. Il affirme être bien plus que ce que les apparences laissent supposer, et soudain son costume chic, sa montre hors-de-prix, tout ce que j'ai pris pour de l'arrogance, tout cela m'apparaît n'être qu'un déguisement derrière lequel se dissimule... quoi ? Qu'y a-t-il dans son cœur que son regard n'exprime pas déjà ? Un frisson imperceptible me parcourt.

« Très bien. » dis-je d'un ton plus sec que je ne l'ai voulu. Sur ce mots je tire la chaise se trouvant en face de lui et m'y assoie avec fermeté. Mais cela ne dure pas, et à peine ai-je croisé son regard à nouveau que cette nouvelle assurance disparaît, mon masque de froideur fond comme la neige au soleil. Je me sens un peu idiote là, assise à la table d'un inconnu, à le regarder les yeux dans les yeux et non plus du haut de mes talons hauts. Le sourire qu'il m'adresse est désarmant. Pourquoi faut-il qu'il soit aussi chaleureux ? Pour détourner mes pensées divagantes autant que pour occuper mes mains je me mets à triturer la serviette sur laquelle est inscrit le numéro de Meg et que Sydney a délibérément ignoré. Mon amie m'est complètement sortie de l'esprit ; je suis focalisée sur cet homme qui a désormais toute mon attention depuis qu'il a piqué ma curiosité.

« Qui êtes-vous donc, Sydney ? » Je fais exprès d'employer un ton détaché, presque badin, comme si je n'apportais aucune importance à cette question, mais il n'y a rien de plus faux. J'ose enfin relever les yeux vers lui et si jamais il les croise, il pourra peut-être y lire toute ma sincérité. Ce jour-là je lui offre un peu de ma confiance sans savoir où cela me mènera.

Sydney a l’habitude. Des jugements. Des rires faux, des sourires forcés. Il erre dans ce monde sans vraiment y adhérer, sans vraiment se sentir concerné. Les opinions à son sujet fusent, son nom paraît parfois dans les magazines, dans les différents journaux de la ville, exposé, mis de l’avant à son plus grand dégoût. De façon général, le jeune homme apprécie bien l’attention, la reconnaissance de ses pairs, mais il a depuis longtemps atteint son quota, si bien que son poste important, plutôt que de le combler, l’enfonce dans une pression parfois impossible pour lui à gérer. Alors oui bien sûr il s’agace légèrement des suppositions faciles de la brunette qui paraît devant lui, dissimulée sous un mur de glace fendu, sans vraiment lui en vouloir. Il ne sait que trop bien que les apparences permettent aux humains de s’ajuster devant les autres, une sorte de mécanisme de défense ici largement inutile. Si la jeune femme ne peut s’en douter, elle se trouve probablement avec l’homme le plus inoffensif de toute la ville. Tout ce qu’il recherche, hormis un peu de chaleur humaine, s’avère bien différent de tout ce qu’elle peut s’imaginer dans les méandres méfiants de son esprit. Il la scrute avec une curiosité qu’il semble incapable d’étancher, un frémissement de son être qui poursuit encore et encore une présence qui manque inlassablement à sa vie de faux-semblants, de couteaux dans le dos, de grandes décisions et du stress, du stress comme elle ne pourrait s’imaginer. Épuisé, il veut simplement entendre une voix, sentir quelqu’un près de lui, même si ce doit être dans la haine, au moins il ne sera plus brutalement seul. La jolie blonde aurait probablement été plus facile à dompter, plus facile à garder près de lui, se dit-il, mais jamais elle ne lui aurait apporté la satisfaction de relever un défi tel qu’elle, cette jolie brune qui lui refuse toujours son nom.

Sa sincérité doit l’avoir par ailleurs convaincu de rester, puisqu’elle s’assoit en répondant sèchement, un petit jeu qui ne le berne nullement. Au final, il sait avoir agi correctement, sans forcer la main à son interlocutrice qui continue à se draper dans sa suffisance et son mystère, une attitude qui l’amuse quelque peu, il doit bien avouer. Il avale une nouvelle gorgée, se demandant bien quel âge elle peut avoir. Probablement plus de dix ans sous lui. Il se souvient de cette même époque de sa vie, frivole, très intense, chaque instant passé à poursuivre ses plaisirs, à se chercher lui-même aussi, à s’abandonner à sa jeunesse. Il la regrette, sachant pertinemment que sa propre jeunesse verra sa fin sous peu, si le travail ne l’engloutit pas bien avant. Il soupire discrètement en se disant que ce soir, il se trouve en compagnie d’une jolie fille, une fille probablement interdite, mais qui lui apportera le réconfort qu’il cherche désespérément. Pas le moment donc de broyer du noir inutilement.

«Qui je suis? Toute une question à me poser, sincèrement. Le jour où je connaîtrai la réponse, je vous en parlerai avec joie en long et en large, mais pour le moment, la réponse m’échappe encore. Un millionnaire philanthrope, beau gosse, homme d’affaire, en apparence, en creusant un peu… Un amateur de musique, actif, amoureux de la nature qui adore faire de nouvelles rencontres?»

Sydney sourit, ayant l’impression d’entretenir un discours digne des petites coupures.

«Cherche jeune femme pour conversation banale autour d’un verre.»

Il ajoute à sa petite blague un clin d’œil avant d’éclater d’un rire presque enfantin. Il secoue la tête avant de reporter toute son attention sur elle qui a porté son regard vers lui. Il y sent une certaine ouverture, comme un fragment de son âme qu’il lui offre et il se surprend à rêver de l’embrasser, une envie qu’il fait taire en avalant une nouvelle gorgée pour se rafraîchir les idées.

«Hum. Et alors vous, mystérieuse demoiselle? Je n’ai même pas eu l’occasion de connaître votre nom. Qu’est-ce qui vous allume, qui vous passionne?»

Oh, elle pourrait bien parler d’histoires les plus ennuyantes et banales qu’il soit comme sa technique favorite pour se brosser les dents, il s’en fiche éperdument. Malgré lui, il veut voir jusqu’où cette discussion pourra les mener avant que l’élastique ne lui brise entre les doigts.