That moment |Nora/Maxence|

Oui, penser à ces endroits me faire sourire. Je vais dans ce magasin de musique depuis mon adolescence pour y acheter mes instruments et les CDs de mes groupes préférés. Je me souviens encore de ma première guitare, une toute petite acoustique à laquelle aujourd'hui il manque une corde et qui repose dans un coin de mon appartement, prenant la poussière. Je me suis toujours échappé à travers la musique, c'était tout ce que j'avais pendant une longue période. Je pouvais tant bien y exprimer ma rage que ma peine, je montrais rarement ces sentiments directement. Aujourd'hui ces choses-là n'ont pas changé excepté le fait que ça m'arrive beaucoup moins souvent. Mon changement de caractère a vraiment été la meilleure chose qui me soit arrivé, ainsi que ma transformation physique bien évidemment. J'ai aussi évoqué le parc dans lequel on s'est rencontré. J'aime beaucoup le calme qui s'y dégage et je suis toujours heureux de me retrouver dans ces magnifiques jardins. Ça change de la ville, J'ai l'impression qu'on n'entend plus l'ambiance urbaine une fois au milieu de cette endroit, c'est reposant. Je me demande si Nora y va souvent, c'est marrant que je ne l'ai jamais croisé ici auparavant. Comme on quoi on s'est retrouvé au bon endroit au bon moment.

Je finis ma phrase en étant un peu dans la lune, des images de ces lieux passant devant mes yeux. J'ai déjà arrêté de penser au souvenir funeste du décès de Cindy, je n'ai pas envie qu'il envahisse mon esprit et que ça se voit sur mon visage. Je préfère me montrer plutôt joyeux mais pourtant, malgré mon sourire, je reviens à la réalité lorsque j'aperçois une larme rouler sur la joue de Nora. A nouveau j'affiche une expression horrifiée alors que je ne sais pas quoi lui dire. Oh non, tout est ma faute, pourquoi est-ce que j'ai posé cette question débile ! Je ne veux pas la voir pleurer, pas dès nos retrouvailles et en plus par ma faute ! Elle se lève brutalement tout en me regardant, le visage attristé et s'excuse avant de s'éloigner rapidement vers la sortie. Je tend le bras en avant pour l’interpeller mais aucun mot ne sort de ma gorge, trop serré pour articuler.

Je reste là quelques instants à regarder la porte se fermer doucement. Les serveurs me dévisagent, interrogateur et je les fixe moi aussi, ne sachant pas quoi faire. Je me lève rapidement pour me diriger à mon tour vers l'extérieur. Alors que je marche rapidement, on m’interpelle pour me demander de payer avant de partir mais je m'en fiche. Je reviendrais plus tard, ils ne se rendent pas compte que la jeune femme qui vient de quitter les lieux est en pleurs ? J'ouvre la porte et regarde à droite puis à gauche pour trouver Nora. C'est alors que mon regard se pose sur elle et que je la vois, le visage dévasté par la tristesse et la respiration saccadée. La porte se referme derrière moi alors que je m'approche doucement et pose mes mains sur ses épaules pour la regarder.

« Hey... Ça va aller ? »

Inconsciemment je la rapproche de moi pour passer mes bras doucement autour de sa nuque, d'un mouvement protecteur. Je ne me rend compte de mes actes qu'au bout de quelques secondes et j’écarquille les yeux alors qu'elle ne peut pas voir mon visage. Est-ce que je suis vraiment en train de la tenir dans mes bras ? Je ressens ses quelques sanglots alors que moi-même je ne bouge plus, ne sachant plus quoi faire. Comment va-t-elle réagir ? Est-ce que c'était une bonne chose de faire ça ? Pourtant je ne m'éloigne pas, je ne fais pas un mouvement. Je veux juste alléger sa peine, la rassurer.

Ses yeux. Ils brillaient. J’adorais la voir ainsi, quand elle portait un secret qui ne savait pas m’échapper. Elle souriait, savourant pour elle-même ce qu’elle taisait. Je le jalousais déjà, celui qui teintait ses joues de rose, celui qui avait su voler son sœur, qui faisait virevolter ses pensées telles des papillons étrangers. Certainement étrangers à mes yeux. Je ne connaissais rien du phénomène, mais malgré mon appréhension, il ne m’habitait qu’une seule envie, celle de la voir, de la savoir heureuse. Il en faisait une pour deux au moins. Je me délectais de son ensoleillement. Elle rendait tout bien plus facile. Je lui souriais avec douceur, ne cherchant pas à savoir. Je dévorais simplement mon croissant aux amandes, celui qu’elle m’avait conseillé de goûter. C’est il y a des années, des âges il me semble. Où est-elle passée?

Cindy. Parfois, le souvenir de mon amie est insoutenable, douloureux. Je n’avais pas prévu qu’il me submerge ainsi, en public où je tiens habituellement plutôt bien mes émotions. Mais ce garçon. Il est venu briser l’équilibre précaire dans lequel je baignais, il a rouvert de vieilles blessures, sans vraiment le chercher. Dans ma douleur, probablement que je lui en veux, probablement que je le hais même, mais je ne parviens même plus à formuler une seule pensée raisonnée, encore moins de la préciser au point de chercher un coupable. Coupable? Personne ne perce ma poitrine d’un long couteau cruel, personne ne me jette dans un désarroi dont les bras me retiennent, personne n’a détaché le flot de mes émotions pour les laisser courir librement, libérées de leur joug. Je lève un regard incrédule vers le ciel, vers le bruissement des arbres, j’observe les voitures se déplacer dans de longs zigzags, comme si je reprenais conscience de ces éléments, enfin. Quand Maxence reparaît, quelque chose se déclenche en moi, quelque chose qui se brise, qui se fend et qui s’affaisse alors qu’il m’attire à lui en m’entourant de ses bras, de bras où je viens m’échouer.

Je sens un cœur palpiter contre ma joue, posée contre sa poitrine. Je me laisse porter par son étreinte inconnue et pourtant familière et rassurante. Je me perds dans l’immensité de sa chaleur, de son affection, de sa sincérité, sous sa protection mes sanglots m’échappent, nombreux, violents, douloureux. Et pourtant, son effet m’apaise, lorsque dans ma gorge les pleurs s’amenuisent, se tarissent dans l’oubli. Il fait un moment que je ne me suis pas sentie aussi bien. Chaque sensation, chaque geste, chaque nouvelle bouffée d’air frais m’envahit. Je devine son odeur, cachée dans les pans de son chandail, j’écoute son cœur palpiter, sa poitrine se soulever encore et encore. Bientôt ce contact intrusif, j’en viens à l’apprécier, à énormément l’apprécier même, et je me détache de lui avec énormément de gêne, cachant mon visage empourpré derrière ma manche venant nettoyer mes traits des dernières larmes. Je l’observe à son insu, à moitié dissimulée derrière le couvert de ma manche, confuse par ce qui vient de se produire. Maxence est trop gentil, il me terrifie. Je tousse pour faire taire mon embarras. Ai-je serré trop fort? Trop longtemps?

«Je... désolée, Maxence. Vraiment.»

Je baisse la tête. Mes bras viennent entourer ma poitrine, comme pour conserver la chaleur du jeune homme un peu plus longtemps. Pour une fois, je n’ai pas craint le contact d’un homme, au contraire. Avec une pointe de culpabilité, je réalise que je n’aurais aucun mal à y retourner. Est-ce mal de ma part?

«Merci… je crois. Parfois c’est juste…»

Trop difficile.

Pendant un instant, je me demande si ce qu'il se passe est réel. Si je suis vraiment à l'extérieur de ce café dans lequel je devais retrouver une femme, cette même dernière que je tiens maintenant dans mes bras. Si ce contact si étrange et nouveau est vraiment en train de se produire. Je suis paralysé, je ne sais pas ce que je fais, ni pourquoi. Je n'ose pas bouger ou parler, ni même respirer. Pourtant ce qui arrive est bien vrai, je tiens Nora entre mes bras, alors qu'elle sanglote de plus belle. Je n'ai pas pu m'empêcher de la ramener près de moi, je n'ai pas supporté de la voir souffrir ainsi. Je me sens coupable, c'est de ma faute si elle s'est rappelée de ces mauvais souvenirs, j'aurais dû faire attention à ce que je disais. Je sens sa joue contre mon torse et je me raidis, surpris de cette nouvelle sensation. Mon cœur accélère et je fais tout pour qu'il cesse, elle doit le sentir. Quelle soirée mais quelle soirée... J'ai l'impression que le temps s'arrête, je n'entends plus ce qu'il se passe autour de nous, seuls ses sanglots parviennent jusqu'à mes oreilles. J'attends. J'attends juste qu'elle aille mieux.

Ses pleurs s'affaiblissent et je sens son souffle s’apaiser et reprendre un rythme normal. Je me détends à mon tour mais malgré tout, je ne me sépare pas d'elle. Pourquoi ? Elle semble s'être calmée et moi je... je n'ai aucune raison de la garder contre moi. Mais ni l'un ni l'autre ne bouge. C'est la première fois que je suis si... proche d'une fille. Je me sens bien. Je dirais même que je ne me suis jamais senti aussi bien. Sans que je m'en rende compte, ma joue se pose sur sa tête. Je ne fais pas directement attention au contact doux de cette chevelure bouclée, une nature de cheveux que j'affectionne particulièrement. Pourtant au bout d'à peine quelques secondes, trois maximum, je relève vivement la tête, plus embarrassé que jamais. On vient à peine d'apprendre à se connaître, qu'est-ce qu'il me prend ?! J'espère de tout cœur que je ne l'aurais pas offusqué, je n'ai vraiment pas fait attention à ce que je faisais. Elle a accepté de se retrouver dans mes bras mais là, c'était peut-être un peu trop.

Doucement, elle s'écarte de moi pour me faire apparaître son visage à nouveau. Je ne vois pas immédiatement ses yeux, qu'elle essuie pour faire disparaître les larmes qui les remplissaient. Quant à moi, je ne sais pas comment me tenir comme si mon corps ne voulait pas se mettre dans une position normal, détaché d'elle. Je me gratte la tête d'une main alors que l'autre part se loger dans ma poche, j'ai soudainement l'impression d'avoir froid. Mon regard est fuyant et pourtant, lorsqu'il vient croiser celui de Nora, il s'immobilise. Elle vient briser le silence en s'excusant. Je penche la tête de côté, en me demandant pourquoi elle est désolée. C'est moi qui ai provoqué sa tristesse, ce n'est pas à elle de s'excuser. Ses yeux s'abaissent vers le sol alors qu'elle croise les bras. Elle me remercie avant d'entamer une phrase qu'elle ne finit pas. Je devine que pour elle c'est très difficile et je ne lui demanderai pas d'en rajouter.

« Tout va bien Nora, ne t'excuse pas. On retourne à l'intérieur ? Je voudrais payer pour nous deux, ça me ferait plaisir. »

Je lui adresse un léger sourire et mon regard est chaleureux. J'espère que tout cela ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir... ou rêve ?

Je me demande ce qui le pousse à continuer. Les conventions humaines ont établies des règles, des limites à ne pas franchir pour une vie en société à peu près agréable. Brisées, une à une, par mon comportement déconnecté de toute réalité, de toute emprise ou discours déterminé, j’ai cessé depuis longtemps de m’orienter par ces commandements de la vie sociale et qui pourtant auraient pu me servir en ce jour où un défi relationnel se présente à moi avec fracas. Je m’épuise moi-même dans ma dérive, baisse les yeux dans un geste qui exprime autant ma honte que tout le lourd poids qui repose contre mes épaules et dont il a pris la charge un instant. Or, il ne s’agit nullement de son devoir, de son fardeau à porter, mais bien le mien avec au besoin un support supplémentaire de mes proches. Ce serait auprès d’eux que je devrais pleurer, dans leurs bras réconfortants que je devrais trouver un certain sentiment de paix. De toute évidence, mon phénomène ne l’effraie pas, rien ne le décourage même selon mes observations préliminaires. J’ignore ce à quoi il aspire, ce qu’il trouve à se raconter pour se dissuader de prendre les jambes à son cou et de s’éloigner de ce truc ruisselant de larmes, cette personne au cœur fané qui ne lui a offert qu’une bribe de celle que d’autres ont entrevu en moi, des tâtonnements hésitants d’un être à peine construit, une véritable ombre plutôt que quelqu’un d’un quelconque intérêt. J’ai envie de solliciter la réponse, de le questionner à ce sujet. Mais pour obtenir quoi? Qu’il me réponde qu’il a pitié du pauvre chaton perdu que je suis? Non merci.

Je me contente plutôt d’hocher la tête alors qu’il nie, encore une fois, la source de notre problématique actuelle, d’une évidence flagrante et qu’il se décide pourtant à ignorer. Car le problème est bel et bien moi, je suis la source des incompréhensions, des doutes et des accrochages ayant eu lieu à un certain degré entre nous aujourd’hui, non seulement pendant cette soirée en tête à tête, mais aussi tout à l’heure près du blanc, dans ce lieu fétiche qui se trouve maintenant entaché de sa présence. Demain, cherchera-t-il à me retrouver à la même heure, à discuter à nouveau? Me sourira-t-il comme tout à l’heure, fera-t-il encore semblant que tout va bien? Est-ce sa façon de gérer ce que je ressens, la tempête interne qui a menacé de l’engloutir lui aussi? Je n’ai pas envie d’un ami, mais je dois reconnaître me sentir étrange depuis son étreinte, comme engourdie, libérée d’un poids m’ayant entravé depuis un moment. Je m’empresse de rentrer à l’intérieur, fuyant son regard. Je vais m’asseoir à notre table, fuyant son regard, embarrassée par ce qui vient de se produise à mon insu. Je termine mon croissant aux amandes sans ajouter un mot, provoquant consciemment un silence qui ne m’est nullement inconfortable. Les silences possèdent tout autant de sens que les mots si on sait les écouter attentivement.

«Écoute, ce fut agréable mais… Je devrais partir. Tu… tu sais, le boulot demain, le chat qui m’attend.»

Faux. J’ai toute la nuit, je ne parviendrai jamais à dormir de toute façon après le flot émotionnel de la soirée. Mais il vaut mieux couper court nos relations naissantes dans tous les cas. J’espère qu’il n’osera pas me contredire, j’espère… qu’il me laissera partir.

Je ressors tout perplexe de cette expérience. Quelle étrange sensation... J’ai été submergé d’une chaleur que je n’avais jamais ressentie auparavant. Elle n’avait pas été désagréable comme celle des rayons du soleil qui me frappe en plein été, au contraire, elle avait été apaisante, mêlé de frissons. J’avais presque eu l’impression de… d’être en transe. Ça peut paraître idiot et je me demande pourquoi je ressens tout ça au contact de cette femme que je ne connais même pas. J’ai bien sûr déjà prit des personnes dans mes bras, mais jamais quelqu’un que je ne connais presque pas et si c’est pour calmer des pleurs, seulement ma famille. Alors pourquoi, pourquoi elle ? Cette question me taraude l’esprit mais impossible d’y apporter une réponse. Tout ce que je sais c’est que je ne voulais plus voir des larmes glisser le long de son visage, voir cette tristesse infinie dans ses yeux. J’ai l’impression que quelque part ça a marché car elle semble aller mieux alors que moi, je ressens un grand froid. Comme si la température pourtant douce de l’extérieur semblait être réduite à celle d’un soir d’hiver en comparaison à la chaleur du contact entre Nora et moi. Je sais que cette journée fera partie de celle que l’on n’oublie pas, chaque détail me semble important, emprunts de différentes émotions.

Nora acquiesce à l’entente de ma proposition, je suis satisfait qu’elle n’ait pas insisté pour payer. C’est une façon pour moi de me racheter pour lui avoir rappelé de mauvais souvenirs même si je sais que l’argent ne pansera nullement sa plaie. On n’achète pas la confiance ou l’amitié de quelqu’un et j’en suis bien conscient mais je peux au moins faire ça par acte de galanterie. La jeune femme entre la première alors que je ferme la marche. On se redirige vers nos places respectives où nos collations à peine entamées nous attendent. Ma boisson chaude a dû refroidir mais j’arrive quand même à sentir les dernières onces de chaleur en tenant la tasse à pleine main. En face de moi, Nora déguste sa viennoiserie sans dire un mot de plus. Je ne peux pas dire que je me sens parfaitement à l’aise au milieu de ce long silence où on n’entend que les discutions des autres clients ou les bruitages de la nourriture. Nous n’osons même plus croiser nos regards, mes yeux ne fixent que mon cappuccino ou bien la table. Je ne le brise pas, j’ai comme l’impression que je ne dois rien ajouter d’autre ce soir. Une fois qu’on a fini tous deux de manger et de boire, je dépose doucement la somme d’argent dans la petite assiette prévue à cet effet où se trouve le ticket indiquant combien valent nos commandes. C’est à ce moment que Nora m’adresse à nouveau la parole, me disant hésitante qu’il est temps pour elle de rentrer. J’hoche la tête tout en me levant en posant ma veste sur mon bras.

« Oui je comprends, je vais rentrer aussi de toute façon. »

C’est la fin de cette journée incroyable. Je me sens dépassé par les événements, j’ai l’impression qu’une bonne nuit de sommeil apportera des réponses à toutes ces questions que je me pose mais comment pourrais-je avoir l’esprit tranquille. Je contourne la table de quelques pas pour me rapprocher d’elle avant de m’arrêter. J’esquisse de très légers mouvements hésitants, reculant ou avançant, ne sachant pas si je dois aller la saluer. Mon regard passe tout à tour de son visage au sol alors que j’émets quelques « euh ». Est-ce que je dois aller lui faire la bise ? Peut-être qu’après ce qui s’est passé on devrait juste partir chacun de notre côté. J’attends donc là sa réaction, voir si elle va se rapprocher elle aussi où si elle va se diriger directement vers la sortie.

Cette rencontre fut plutôt courte lorsqu’on y pense, mais chargée en émotions si bien que je m’en retrouve profondément épuisée après pourtant quelques échanges banals. Banals… Si on arrive vraiment à les qualifier ainsi. Car chaque rencontre représente à mes yeux un défi substantiel auquel je dois porter attention, que je dois décortiquer sous toutes ces formes afin de mieux comprendre ce qui s’est produit. Aujourd’hui, j’ai vécu un échec, un échec flagrant même. Je me suis déçue tout autant de lui probablement qui a du chercher auprès de moi une agréable compagnie que je n’ai pas été mesure de lui fournir bien sûr par mon manque à la fois d’expérience et d’assurance, mais je dirais aussi de volonté. Si je me trouve quelque peu amère de ma piètre performance, au final j’y porte assez peu d’intérêt. Il aura été plus facile au fond de me saboter moi-même que de fournir un réel effort pour contrer ma solitude, mes peurs et mes angoisses, celles qui m’enserrent au plus profond de la nuit. Je n’ai pas l’intention de m’ouvrir au jeune homme, de trouver en moi ce qu’il faut pour ne plus le craindre. Non, c’est plus facile que de me terrer derrière mes barrières, quitter ce café pour oublier. Je le laisse payer plus par docilité que par véritable envie. À quoi bon s’il lui fait plaisir, mais je considère ne pas mériter autant de considération, surtout après le petit numéro que je viens de lui faire.

Alors que Maxence se lève, je l’imite dans son mouvement et me raidis alors qu’il s’approche dans un malaise qui me pue au nez. Ce que je suis sensée faire à un tel instant m’échappe totalement, si bien que je l’observe en intimant de briser ma confusion qui, de toute évidence, l’a atteint lui aussi. Ses yeux papillonnent de mon visage jusqu’au plancher et je me demande bien ce qui peut lui passer par la tête dans un instant pareil. Mes options s’avèrent multiples et pourtant, je crois encore en louper de par mon manque d’expérience dans les relations sociales. La première option, plutôt simple : nous nous séparons, chacun de notre côté, peut-être en se serrant la main. Celle-ci m’ennuie néanmoins par le caractère impersonnel de la démarche, qui me paraîtrait presque déplacée après ce câlin de tout à l’heure. Ce qui m’amène d’ailleurs à la deuxième option, qui impliquerait que je retourne dans ses bras un instant en guise de salut. Non, je ne voudrais pas m’y risquer, d’autant plus que les circonstances se trouvent légèrement différentes ici. Il ne me reste donc que la dernière option, celle de la bise, polie et sans implication aucune. D’accord. Il ne reste plus qu’à… Je me penche en sa direction, cherchant ses joues de façon tendue et peu assurée, un peu étourdie par ses mouvements. J’embrasse la première joue, facile.

Ou du moins c’est ce que je croyais. Car cette proximité soudaine m’étourdit. À cette distance, je sens la chaleur émanant de sa gorge, ses cheveux frôlant mon front, j’entends sa respiration, je peux sentir son odeur. Drôle de façon de concevoir les choses, mais je réalise pour la première fois que l’être humain peut sentir drôlement bon, comme tout à l’heure quand je reposais dans ses bras. Toutes ces sensations me grisent et je me recule pour venir embrasser sa deuxième joue, mais dans la panique ambiante qui m’habite, je calcule maladroitement mes gestes qui me portent non pas tout près de l’os de la joue, mais à la commissure de ses lèvres. Le contact ne dure qu’une fraction de secondes à peine, mais elle suffit à m’électriser, si bien que je me retire vivement, comme prise d’un choc. Je porte une main à ma bouche, rougissant à des teintes impossibles de rouge.

«Je… je… je… désolée ce n’est pas… euh… je…»

Ah si seulement la fonction rétrécir pouvait exister.

Nous devons rentrer oui. Après tout nous sommes en pleine semaine, demain une nouvelle journée de travail nous attend tous les deux. Pourtant il n’est pas tard, seulement 18h, mais d’un côté ça me semble être le bon moment pour partir chacun de notre côté. Nous n’avons passé que très peu de temps ensemble mais ce n’est pas comme une simple rencontre que j’aurais pu avoir avec quelqu’un d’autre. Je serais probablement reparti l’esprit tranquille, en me disant que ça avait été amusant de revoir une personne que je n’avais pas vue depuis longtemps et je n’y aurais pensé que quelques jours ensuite. Mais ce moment passé avec Nora semble s’être gravé dans mon esprit, toutes ces émotions que nous avons chacun ressenti… Est-ce que je la reverrai ? Demain peut-être dans ce même parc ? Mais est-ce que j’oserai revenir vers elle, est-ce que je saurais quoi lui dire… Je ne sais pas, j’hésite. J’ai peur qu’elle ait mal vécu cette rencontre et qu’elle ne souhaite pas me reparler ou qu’elle aussi n’ose pas. Je ne peux pas prévoir l’avenir et les choses se dérouleront comme elles le doivent. En tous cas je sens que je n’oublierai pas cette journée de sitôt, ni le visage de la jeune femme.

Je suis toujours aussi confus, je n’arrive pas à me décider. Dois-je aller en avant, en arrière, ne plus bouger… Pourquoi une chose aussi simple que dire au revoir devient si difficile ? C’est pourtant pas compliqué Maxence, soit t’y vas, soit t’y vas pas. Mais non, j’ai beau me dire tout ça, mon corps a décidé de ne pas m’obéir et d’attendre une aide extérieure. Une aide que Nora vient m’apporter, pour mon plus grand bonheur. Elle s’est levée à son tour mais ne semble pas trop savoir quoi faire non plus. Je ne sais pas si elle se rend compte de mon embarras ou de mon hésitation mais je suppose que je ne dois pas très bien les cacher. C’est alors qu’elle s’avance enfin, se penchant vers moi. Bon et bien, maintenant je suis fixé, on va bien se faire la bise. Comme pour tout à l’heure Maxence, ce n’est pas compliqué. Je décale un peu ma tête vers la droite pour recevoir et rendre un premier baisé. Ça s’est fait de façon confuse mais au moins, ça s’est fait. Je ressens le touché de sa peau douce sur ma bouche en même temps de celui de ses lèvres sur ma joue. J’ai l’impression de m’attarder sur des détails auxquels je n’aurais jamais pensé habituellement. On est juste en train de se dire au revoir, rien de bien incroyable. On se recule et je tourne cette fois la tête de l’autre côté pour finaliser ces adieux qui me semblent interminables. Cependant tout ne se passe pas… comme prévu.

Alors que je m’apprêtais à embrasser normalement sa joue, Nora ne se décale pas assez pour cela et ses lèvres atteignent le coin des miennes. Un énorme frisson ébranle mon corps alors que mon cœur bat un grand coup, si fort que j’ai l’impression qu’on peut l’entendre à l’autre bout du café. Nora se recule prestement en cachant la moitié de son visage plus empourpré que jamais avec ses mains. Elle s’excuse en balbutiant alors que moi je me recule doucement sans dire un mot, les yeux toujours écarquillés et la bouche entrouverte de surprise. Mon regard ne quitte pas Nora alors que je me prends quelques pieds de chaises ou quelques tables, me faisant trébucher de temps à autre. Tous mes poils sont hérissés et mes lèvres me picotent, comme si je me prenais un léger coup de jus en continu. Je passe mes doigts dessus et mes yeux viennent regarder le vide quelques secondes avant que je les relève vers le visage submergé de gêne de Nora. Je sens à mon tour une chaleur encore plus ardente que celle ressentie devant le café me traverser.

« Euh, je… tu… je vais y aller euh… à… à la prochaine. »

Je m’empresse d’atteindre la sortie, les yeux rivés vers le sol pour ne pas recroiser son regard. J’ai… J’ai besoin d’air frais. Une fois dehors et la porte fermée, je passe mes mains sur ma tête tout en regardant en l’air. Je n’arrive pas à croire ce qu’il se vient de se passer, tout est prévu pour que ça soit la journée la plus étrange de ma vie ou quoi ? Il faut que je rentre chez moi, je ne peux pas rester là. Je me mets à marcher tout en repensant à cette longue journée. Jamais je n’arriverais à dormir, comment réussir à ne penser à rien après tous ces événements… Je me sens mal de l’avoir laisser seule là-bas mais je… je n’ai pas pu rester. Je n’ai pas eu le courage de lui dire autre chose ou de continuer à la considérer. J’ai l’impression que je n’oserai jamais l’approcher à nouveau mais j’ai envie de la revoir. Je dois la revoir.

Le temps et l’espace me filent entre les doigts, se distorde sous l’effet inconditionnel de ce contact m’ayant pris par surprise tout autant que lui sans l’ombre d’un doute. Feu. Mes lèvres picotent comme à la dégustation d’un plat épicé, une sensation délicieusement douloureuse qui me pousse à les caresser fébrilement, comme dans une tentative vaine de comprendre ce qui est en train de se produire. Or, tout se bouscule dans ma tête, à commencer par le film de l’événement perturbateur qui continue de me faire trembler du plus profond de mon être alors que je scrute le visage de Maxence en y cherchant réponse, pour ne trouver qu’un trouble égal au mien. Je m’en veux, terriblement, si bien qu’il me devient impossible de l’affronter du regard de nouveau, mes prunelles venant frôler le sol dans un embarras transpiré de la moindre pore de ma peau agitée de frissons et de tremblements. Je tâche de me ressaisir, sans grand succès. Je me maudits déjà de toutes les façons possibles, en cherchant à déterminer comment j’ai pu rater mon coup de cette façon et ainsi nous exposer à une gêne aussi grande. Je me demande à présent s’il croit mon geste prémédité, que mon but alors était de rejoindre pleinement ses lèvres. Je ne peux même pas m’imaginer l’embrasser véritablement, ni lui ni personne d’autre d’ailleurs, cette idée ne me traverse nullement l’esprit. Je tente simplement de conserver mon calme, sans grand succès.

Je le vois reculer, ses pieds quitter mon champ de vision, rivé contre le plancher. J’entends les crissements mécontents des chaises bousculées par son recul, un recul que j’ai causé. Au final, c’est bien tout ce que je souhaitais, qu’il s’éloigne et me laisse tranquille, et me voilà servie. Or, je n’ai jamais même imaginé que l’aventure pourrait se dérouler ainsi, que ce qui le déciderait à me laisser tranquille s’avérerait une erreur de parcours tout simple plutôt que mon attitude désagréable, mes paroles, ou encore cette émotivité soudaine tout à l’heure qui aurait dû causer sa fuite. Il balbutie un salut qui me tire encore plus de gêne avant de s’enfuir, littéralement, me laissant à mes émotions renversées, mon embarras et ma multitude de questions, à commencer par celle-ci, toute simple, qui suffit à provoquer tout un émoi. Est-ce que nous nous reverrons? Cette rencontre étrange doit-elle donner lieu à bien d’autres? Si oui, dois-je le laisser m’approcher d’avantage?

Car dans cette expérience, il n’existe qu’une certitude qui subsiste encore en moi, celle d’avoir trouvé à ses côtés un support et une présence qui me sont agréables, qui m’ont sorti de la sorte d’engourdissement dans lequel je baignais jusqu’à alors. Je me retrouve hors-balance, loin de ce monde que j’ai construit pour moi-même, un monde mensonger, ancré dans la routine. Car je réalise que je ne suis pas encore guéri, que j’ai même régressé, que plutôt que de me protéger, cette routine me dévore, petit à petit, en emportant tout ce qu’il reste de moi. Je crois que… Je crois que j’ai envie de découvrir qui je suis. De m’ouvrir aux autres… pourrait-ce être une solution? Ou est-ce simplement lui qui me redonne vie?