Tourner la page ou la déchirer | Ombre du Passé & Nuit Polaire

Tourner la page ou la déchirer
Ombre du Passé - Lune 1216

Les souffles réguliers des guerriers endormis résonnaient dans la tanière de roseaux. Roulé en boule dans son nid de mousse, Ombre du Passé observait la lune ronde, presque pleine, qui flottait au-dessus de l'eau. Dans quelques nuits, ce serait l'Assemblée. Il était certain qu'il ne serait pas autorisé à y aller, et même s'il avait eu le droit, il aurait refusé. Passer toute une nuit en la présence de guerriers ennemis, qui frimaient et papotaient comme des lâches en profitant d'être protégés par la trêve de la pleine lunes. Le guerrier brun roula sur le côté en poussant un grognement rageur, attendant que la bouffée de colère habituelle l'envahisse. Mais rien ne vint.

Ombre du Passé se dressa sur ses pattes. Soudain, sans trop qu'il sache pourquoi, la nuit l'appelait, et ce n'était pas un sentiment négatif qui résonnait dans son cœur en écho à cette attirance. Il se dirigea presque mécaniquement vers l'ouverture de la tanière et sortit au grand air avant de s'immerger dans l'eau qui bordait l'île. La morsure de l'onde glacée lui fit du bien. Nageant à grandes foulées puissantes, il se dirigea vers la rive opposée en évitant les îlots qui se dressaient devant lui. Tanière des apprentis, antre des guérisseurs, tanière des anciens. Enfin, plus rien ne lui barra la route et il força l'allure, se propulsant de toutes ses forces, désireux de se dépenser, de faire sortir de son corps toute l'énergie qu'il recelait. Quelques instants plus tard, le guerrier atteint la berge du côté de la mer.

Il sortit de l'eau, s'ébroua rapidement et marcha droit devant lui sans savoir où il allait. Le matou se sentait vide. C'était presque agréable de ne plus être déchiré entre des émotions contradictoires, de ne penser à rien, de laisser ses pattes le guider automatiquement. Ombre du Passé arriva bientôt au niveau du groupe d'arbres qui lui faisait face et reconnut le Bosquet Aquatique ; avec un petit reniflement, il s'y engagea.

Contrairement à beaucoup de ses camarades, l'atmosphère un peu mystique qui y régnait ne le dérangeait pas. Des esprits ! et puis quoi encore ? Quand bien même, ce n'était pas quelques chats morts qui allaient l'effrayer : il avait perdu toute considération envers ses ancêtres depuis... Le guerrier abattit sa large tête contre le sol dans un gémissement, frappé par la foudre. Comment avait-il pu passer une soirée entière sans penser à Elle, à ses doux yeux verts, à ses poils soyeux, à sa gentillesse infinie, à son pelage imbibé de sang et à son regard effrayé lorsqu'elle avait poussé son dernier soupir. Et il ne la verrait jamais plus. Ombre du Passé s'effondra entre les arbres noueux, terrassé par la douleur. Son cœur se tordit comme une vulgaire feuille d'arbre tandis que la voix de sa compagne résonnait dans son esprit : "N'oublie pas qui tu es, Nuage d'Ombre."

Un monstre, voilà ce qu'il était. Elle était morte à cause de lui, elle lui en voulait, c'était sûr, et lui, il l'oubliait.
Il l'oubliait.
Il l'oubliait.
Chaque pensée martelée était un coup de griffes donné à son âme, qui l'éventrait et le faisait se vider de son sang. D'habitude, il survivait en déchargeant sa douleur sous forme de rage mais là, sous les étoiles, la colère était partie.

Seules restaient la tristesse, la souffrance, la culpabilité.
La solitude.

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